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Aout 2016

Birmanie . Moulmein

Marée 

En montant, la marée recouvre les artifices de la ville, fait disparaître les quartiers et les îlots. L’espace se lie peu à peu, les bordures, les limites sont anéanties. Le sol devient une seule et même substance, mouvante, miroitante. Seules, les maisons sur pilotis émergent, les vides jusqu’alors surchargés d’un tohu-bohu de matière dispersée, du bois, du métal et du plastique, laissent augurer un unique terrain de jeu qui s’étend indéfiniment.

 

Les enfants sont les premiers à se saisir de cette merveilleuse mutation, ils se jettent, insoucieux, dans la masse, et la surface se signe de l’empreinte de leur rencontre puis se reforme. 

La reconquête de la vie sur la fonction que l’on assignait aux objets est souvent initiée par les plus candides. C’est lorsque le regard et l’utilisation deviennent mécaniques, que nous réduisons les éléments à l’habitude d’une vision et que nous en dépourvoyons le sens.

 

Je pense à ces rivières qui s’esthétisent et dont on ne voit plus l’eau. Nous avons perdu la soif animale qui donnait l’envie d’y goûter la fraîcheur. Je pense à ce jeune garçon qui tout petit ressentait le désir de toucher les arbres pour en reconnaître la puissance qui s’est bâtie avec les années. Je caresse le caillou tenu par ma main, les yeux fermés j’ai l’impression de pouvoir mesurer le balancement de son poids, d’en reconnaître les variations intérieures de densité. A ce court instant, l’éclat intérieur de la lucidité est sans limite.

C’est dans l’absolue présence dans l’instant que l’éternité se découvre. 

Nous sommes du temps mis en chair. Si cette dimension habituellement nous tord. Par moment pourtant, elle oscille à l’unisson entre dehors et dedans.

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Aspiration 

La monotonie de l’enfance a forgé les vallons et les sentiers d’où s’éveillèrent par une douce innocence mes premières échappées.

Qu’est-ce qui justifia, du fond de ce corps malléable et de ses sens, tantôt trop téméraires, tantôt pris par la crainte, cette curiosité, cette pulsion pour ce qui déborde, pour cette nature à l’expression excessive qui recouvre de son limon les corps que certains avaient envisagés inaltérables. 

Dès les premiers regards posés sur les conflits avec la nature, quelque chose dans mon appréhension du moderne allait devoir se fêler.

 

La géologie était à mes yeux celle qui enfantait l’histoire, elle possédait en ses plis la trame des horizons. Chaque poussée humaine ne serait qu’un prolongement plus ou moins docile vis-à-vis de cette origine et chaque création était déjà scellée dans cette seule et même pierre.

Les voyages que j’entrepris nourrirent intuitivement ce pas d’écart fait très tôt et dans le silence de mots, à la manière des pensées récurrentes qui hantent l’enfant. J’ai développé un intérêt pour les territoires laxistes administrativement dont la dureté idéologique est compensée par la présence non désirée mais franche de l’inattention.

 

D’une certaine manière, malgré le déploiement des paysages, chaque expérience était reliée à ce point d’origine et fixe, cette nostalgie qui agrémentait l’appétit pour ce qui est et qui demeure sauvage, pour cette pulsion du monde qui persiste à ne pas se laisser maîtriser.

Dans ces lieux, on peut encore observer assez clairement que certaines villes, telles qu’elles ont poussé semblaient régies par des tracés dont elles contenaient l’essence en germe. Comme si dès l’origine était inscrite en elles une expérience de leur futur, et que soulevant les plis les uns après les autres, se déployait la cartographie d’une présence assignée dès la naissance. 

 

Elles s’épaississaient bien sûr de la rencontre avec un environnement soumis lui-même à de multiples développements internes qui par vanité s’étendaient à la rencontre des uns et des autres.

Pour certaines villes, enfantées sur des terres dont la singularité avait quelque chose de plus symbolique, le dessein apparaissait encore plus nettement. C’était le cas de Moulmein qui comme Tanger avait cette poussée de vie, volontaire, épaisse et aérienne.

Elle tenait ses propriétés du témoignage des éléments qui la composaient.

L’organisation de la ville s’érige d’une jambe sur l’organicité de la roche, interrogeant par de fragiles appuis l’équilibre d’un mont en bascule, d’une autre sur l’apparente sérénité d’un océan à la surface paisible qui dissimule ses remous. 

 

De bas en haut, c’est tout un nuancier d’existences qui est séquencé. Alors qu’autour de lui, la pyramide de roche chancelle, le palais, sculpté dans la masse affermie du marbre exhibe la rugosité de sa dentelle. Des arabesques s’étirent avec calme et recouvrent pudiquement une activité pour préserver sa grâce dans un murmure. Par de fines couches successives, la pierre forme un papier que le temps froisse.

Au recoin des plis, l’humidité ruisselle, creuse, atténue les traits, arase et polis les rivages. Au niveau des berges, les constructions sont léchées par la marée, bousculées par le tumulte et la mobilité permanente qu’assènent les vagues. A leur rencontre, un nuage d’écume mêlé de mousse s’épaissit.

 

Quelques planches subsistent et servent de ponton de fortune qui se déplace au gré du courant. Elles accueillent le théâtre des départs et des arrivées et ont pour fond l’océan. Les machinistes, sous le regard détaché des stupas dont la verticalité s’extirpe langoureusement d’une base enflée, s’affairent à rendre au temps les apparitions et disparitions de navires toujours plus altérés. 

Ils portent avec eux les cicatrices et les dénuements que les grandes voies leur assignent et sont rappelés à leur souffle premier de matière. 

 

Il faut ici apprendre à s’attacher et à se défaire, on affronte l’impermanence de ce que nous nous étions mis à aimer par la plus grande simplicité des émotions. On apprend à se séparer pour rentrer plus épais dans l’inconnu.

La ville est teintée par cette mélancolie et le désœuvrement qu’il faut encore dépasser alors que l’ailleurs imprègne tout entier de ses rêves. 

Elle met en scène l’océan communiant avec les ténèbres.

 

Elle immortalise le seuil qu’est l’horizon, la ligne symbolique d’un monde voisin où se laissent désormais tenter les restes d’enfance qui perdurent en chacun des habitants.

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Thomas
Porte
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