Janvier 2017
Vietnam . Sapa
Le brouillard s’était vêtu d’une teinte sombre, saumâtre, il végétait parmi ces simulacres de constructions précaires. Là où les parois étaient montées, il s’épaississait et stagnait, puis allait finalement s’estomper derrière les refends d’une bâche.
On eût dit que quelque chose se consumait et que nous en respirions sa part la plus volatile, que par un frottement ancien des corps, toute matière, toute chair avait subi l’irréductible combustion jusqu’à l’idée. Une combustion sans flamme, sans grandeur, en prolongeant le chemin ininterrompu et morne jusqu’à la cendre. Ne restait que ce sentiment d’absence, évoqué par la brume.
On reconnaît les villages des grands chemins à ce qu’ils prennent plus de soins et d’attentions aux véhicules qu’aux âmes. Ici et là, des amoncellements de métaux trônaient sur des flaques d’huile noirâtre.
Ces dernières plus ou moins épaisses se faufilaient entre des planches de bois.
En traversant ce village, je vois un chien battu par son maître. Plutôt que de fuir, l’animal tourne en rond et rampe le long des jambes de l’homme qui reste droit et impassible. La poussière s’est levée comme pour masquer de pudeur les cris suppliants du chien. Le bâton s’abat sans compassion dans le nuage de poussière. De là, sortent deux sons, celui grave de deux matières en collision suivi d’un souffle glissant si puissamment sur des cordes qu’il les fait osciller comme un archer.
Quelle conscience désormais inhérente à l’animal le retient jusqu’au supplice de faire le tour de son bourreau, signant de ses membres le périmètre de sa prison.
Peu à peu, avec le sol, l’échappée se diluait à nouveau. Les faces des maisons devenaient plus flottantes, faites de toiles plastifiées, elles accompagnaient les nuées parfois épaisses qui se faufilaient entre les squelettes des charpentes.
Chaque rafale faisait siffler ce corps de bois comme un instrument et était accompagnée par le froissement des bâches.
Tout ce qui était là devait éprouver la rencontre de cette lèche râpeuse et il était difficile à cet instant de dire si je participais des corps fixes ou ceux mouvants.
A s’être retranché en son silence, le rocher avait été recouvert et de sa surface on n’identifiait plus le socle.
La fondation des maisons semblait de nouveau prise dans un naufrage. La fixité de la roche les abandonnait et on eût dit des bornes déposées sans idées, abandonnées par leur assise et glissant en vain le long d’une pente boueuse.
L’humidité qui les dévorait avait la compagnie du sol. Le vent qui s’était engouffré dans la vallée avait mûri de cette intériorité resserrée et fouettant la terre il en projetait une tourbe rougie par l’argile sur l’ensemble. Chaque élément était appelé à se faire recouvrir par cette matière insaisissable et lourde. Impétueuse, elle s’agitait sous nos yeux et assimilait invariablement les objets ne reconnaissant de ces derniers que la veinure de leurs surfaces. Les maisons se faisaient absorber à leur base et la teinte rouge de la terre remontait, s’insérait dans les plis des planches pénétrait et révélait les incisions de la peau.
La brume léchait le flanc des collines et en inondait les parois, j’étais entouré de dés écorchés à demi engloutis, leurs fondations et leurs faitages flottaient dans ce ventre humide d’un monstre sans corps.
Depuis ces quelques jours, eux comme moi n’étions plus à la surface des choses, mais à voguer dans une poche où un suc nous rongeait.
J’avais le sentiment de m’être égaré du monde de paysage, mis en exil dans une nature qui se donnerait simplement par le toucher. Depuis ce matin, l’humidité, le vent et le froid qui s’immisçaient entre mes vêtements et moi s’étaient fait plus insistants, ils convoquaient à la brûlure chaque fragment de peau, mon corps s’était totalement clos.
J’aurais aimé m’extraire de la nappe d’encre qui envahissait et plongeait chacun de mes organes dans sa difficulté d’être face à ces incidences qui les empêchaient de ressentir.
Je guettais sur la route les maisons d’où sortaient des filets de fumée qui rapidement allaient se confondre avec le brouillard. Les feux ne se cantonnaient pas aux âtres des cheminées, c’est du corps entier des maisons que s’échappaient les volutes de vapeur. Leur enveloppe rapidement agencée de lames de bois irrégulières ne pouvait retenir ces velléités d’échappée.
Je m’arrêtais à chacun de ces foyers malmenés qui jalonnaient la route de montagne pour ponctuer mon trajet d’un instant de réconfort. Chaque halte se faisait sans connaître la prochaine. J’étais la plupart du temps accueilli par une silhouette, la bienveillance d’une femme préparant le dîner. Mon étourdissement en raison de la fatigue et du froid ne me permettait pas d’en reconnaître les traits, l’âge, l’expression.
Avec le réconfort qui provenait du foyer se dévoilait un retour à soi. L’esprit renouait peu à peu avec le corps, cet instrument qui l’éveille à l’être. La crispation laissait d’abord place à la douleur d’une brûlure froide, puis l’esprit reconnaissait le message des sens, la peau parlait fort, un cri aveugle qui en s’estompant laissait percer la vue.
Je découvrais finalement dans la pénombre, serrée sur un banc cossu, la compagnie d’une famille entière sur laquelle le feu veillait.
J’étais comme une pierre prise dans un rouage, toute une scène s’était développée sans que je ne m’en rende compte jusque-là. Par la transgression initiale que la nécessité avait opérée dans ce recours à l’hospitalité, j’avais laissé une demi-conscience me guider fébrilement, et je me trouvais désormais saisi par un rôle qu’il me fallait apprendre à mesure. Mes hôtes étaient amusés par le bris de l’habitude, participaient à l’altération de la mécanique avec espièglerie et sans autre souhait que celui de se distraire.
Seul un subtil conflit se lisait sur les traits fins de leurs visages, une lutte intérieure se dévoilait entre leur pudeur et une curiosité exacerbée.
Comme la diastole et la systole du cœur ils s’ouvraient et se réservaient tout aussitôt. Ils étaient là comme envahis et laissaient s’échapper cette chorégraphie qui les surprenait et dont ils étaient également les spectateurs, pour s’offrir avec candeur. Il y avait dans cette attitude, une grâce lointaine légèrement malmenée.
J’aurais aimé remonter le cours de cette désinvolture qui coule en eux, en saisir la source. M’imprégner de cet héritage qui les amène à se soustraire sans angoisses à de tels régimes d’existence.
Je voyais d’abord les expressions du visage se fendre d’un subtil rictus gêné, mais dicté par la connivence sur la faculté des hommes à affronter les conditions les plus inconfortables pour des raisons demeurant assez obscures. Ils avaient fait le choix de persister en résistance d’un environnement hostile.
Cela se justifiait par un attachement incorruptible à cette terre. Le lien qui les unissait était comparable aux relations qui se forgent durant l’enfance. L’affect rehaussé de nostalgie rend impossible d’altérer l’intensité, détournant toute logique et faisant fi des duretés d’un caractère qui avec le temps se légitime et se manifeste au travers d’une plus grande pénibilité.
Chacun renferme en soi le principe autonome de son déplacement par quoi l’homme se rend initialement vers sa nourriture et son travail. Pour moi, le mouvement me sert à mesurer la force de tout autres appels, tout aussi nécessaires. La curiosité que j’avais en toute chose, m’offrait le silence de mon âme.
Les sourires prenaient maintenant des traits différents, ils se faisaient singuliers, répondaient avec une plus grande subtilité à la spécificité de l’échange. Bien qu’encore tenus à une réserve, demeurant discrets, arborant les deux versants de la rencontre, celui exposé de la complicité et celui dans la pénombre d’une incompréhension lucide. J’aimais leur abnégation à s’engager dans l’inconnu avec autant d’appétit que de retenue polie, ils laissaient les cordes de leurs visages être les messagers de ces sentiments ambigus, en accueillaient la lutte sans résistance, curieux aussi de voir où les mènerait ce soudain désordre.
Moi, je les accompagnais à ma manière. Face à l’impromptu j’allais à la rencontre de mon propre rôle, je le voyais peu à peu se composer selon ce bégaiement initial. Il me convoquait et je me retrouvais ainsi libéré tout autant qu’étranger à la cause que je poursuivais et dont je cherchais l’identité, errant le long d’un fil en surplomb d’une terre que je n’avais pas préméditée.
Après quelques échanges, je retrouvais la route et la solitude. A l’odeur de ma sueur froide venait se mêler celle du feu qui, durant ces longs moments s’était consumé près de moi et m’en avait imprégné. Il persistait maintenant, accompagnant ma solitude face à la route, demeurait telle une amulette de ces souvenirs.