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Janvier 2017

Vietnam . Le plateau de Sinho

Au bord de la route, dans la masse blanche qui ne s’est pas encore levée, une ombre isolée apparaît et se dresse fébrilement au-devant des silhouettes découpées de conifères qui parsèment le bas-côté. 

C’est un enfant, il a peut-être cinq ans. 

 

Il s’avance avec un pas naturel, qui s’est forgé dans l’habitude, sans altération de la volonté, comme convoqué par le fond des brumes. 

 

Un peu en contre-bas, la terre accueille dans un de ses creux un étang qui expire. Les nues bouleversées de la terre et du ciel se confondent et cernent de rumeurs la coque abandonnée d’un radeau. Les roseaux des abords sont percés d’une lueur légèrement plus phosphorescente qui annonce l’aube.

Je poursuis mon chemin et croise quelques instants plus tard d’autres silhouettes, quatre ou cinq, suspendues, fines ,qui marchent à la même cadence, lentes et décidées. D’autres enfants s’avancent dans la même direction en longeant méticuleusement la route comme s’ils en recherchaient la source. 

 

Ils sont ensevelis sous un amoncellement de linges et c’est avec difficulté qu’il est possible de distinguer les membres du tronc. Seule la chair ronde de leur visage apparaît et elle affronte avec peine le froid humide qui la fouette. Crûment arrachés au confort de leur lit, leurs traits, encore assouplis par l’envoûtante mélodie des rêves, se font surprendre à suivre des contours plus arrondis. Ils ont cette innocence qui les rend malléable, et se conforment avec foi à l’exemplarité des anciens.

 

Récemment entrés dans le monde et son immensité, ils apprennent à y apposer une chronologie qui le tronçonne. Chaque fragment est identifié pour ne pas sentir le vide sur lequel il tient.

 

Il est six heures du matin, cette marche silencieuse au cœur d’une nature encore dissimulée est la première forme humaine que je croise depuis quelques jours. Ce cortège d’enfants extirpés aux profondeurs qui remonte solennellement le cours d’asphalte dans l’heure indécise où la nature se réveille est l’annonce d’un village. Il y a quelque chose de gracieux à retrouver l’organe le plus vulnérable d’une société à la lisière avec le monde sauvage.

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En cette fin d’après-midi, la route s’était courbée, elle concédait aux versants des montagnes une autorité esthétique qu’elle venait prolonger par l’écoute attentive de la substance minérale qui prévalait. 

La roche avait émergé tout d’un bloc sur l’horizon, elle était encore écaillée de cet arrachement et parmi les éclis ternes, scintillaient de fins reflets de cristaux de schiste.

J’avais toujours éprouvé une certaine fascination face aux voies d’asphalte qui jointoyaient les accidents géologiques, épousaient leur singularité d’une molle caresse jusqu’à mettre en évidence des figures intelligibles comme s’ils en déchiffraient pour nous l’énigme.

Après plusieurs jours à longer les rizières des plaines, j’abordais mes premières routes de montagne, les virages se succédaient et sculptaient peu à peu dans le regard la souplesse d’un mouvement sur lequel le paysage proche glissait.

C’est pudiquement et sans heurts que la végétation et les choses faisaient l’aveu d’un revers sur lequel elles s’étaient sécrétées. Je goûtais maintenant à la fraîcheur humide du versant d’où elles avaient poussé. Disposées au Nord et à l’abri, elles  connaissaient l’ombre depuis l’éternité. Une sueur froide recouvrait leur épiderme et se propageait dans l’air jusqu’à contenir également les autres corps, les enveloppant d’un accueil incolore.

 

Avec l’altitude, les herbages, les broussailles s’étaient étoffées et retenaient de leurs doigts des filets de brume. 

La nuit débutais dans un crépuscule diaphane, de larges cumulus s’étaient amalgamés ensembles, présentant une seule et unique forme épaisse, chaotique qui précédait le soir alors qu’un éclairage étrangement bas, comme un feu voilé et froid, fouillait par de lourdes ombres les flancs des reliefs. 

Usée par l’humidité flottante de toute une journée, la nature se livrait soumise à ce regard indolent.

Depuis le matin, le ronronnement des moteurs avait fini par capturer mon attention et les saccades rythmaient ma pensée.

L’hypnose de cette ritournelle trouvait en le versant ascendant un support. De l’autre côté, le vide s’étirait sans réponse.

J’étais confronté au sentiment nouveau de l’absence d’horizon, l’absence d’horizontalité même.

Ici, la pente entretenait l’évidence d’une bascule. En prolongement de l’abstraction d’une ligne, un environnement s’était dessiné.

L’esprit l’envisageait de prime abord horizontale, et il fallait encore qu’elle soit désacralisée ou du moins qu’on en reconnaisse sa vérité organique. Un vertige déchirait de l’intérieur et les seules vapeurs éthérées qui l’annonçaient suffisaient à se délester d’une lucidité jusque-là arc-boutée. 

Je me remémorais les récits d’expérience de vols des premiers aviateurs, de ces caractères intrépides, les écrits de Saint-Exupéry, de Mermoz et de Kessel.

Je me souvenais de la perte de repères qu’ils évoquaient et de la manière dont ils étaient trahis par leurs sens. J’imaginais l’œil, organe tout particulièrement naïf, succomber à l’illusion, puis entrainant avec lui l’ensemble du corps jusqu’à ce que tout l’être vacille. 

Le prestige d’une posture est nécessairement corrélatif à l’étendue du gouffre au-dessus duquel il se tient et c’était intrigant d’imaginer avec quelle abnégation ils avaient tenté de tendre un faible lien parmi l’immensité encore sauvage du ciel. Ce dernier emplit de la forme blanche, semblait occupé tout entier par la somnolence d’une divinité capricieuse et brutale.

On y discernait une violence étouffée occasionnée par l’occupation des distances et tenait au proche chaque extrémité dans un simple pli.

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Je poursuivais mon chemin sous la lumière du seul et même nuage. Je m’étais abandonné à sa chair humide, j’en reconnaissais avec ma peau la variation de ses membres et mon esprit restait sur le seuil de cette pensée car aucun noyau aucun cœur n’avait pu être identifié, pas plus d’orée ni de contours. 

Le long des sommets ou dans les vallées, la nasse persistait, tout juste était-il possible d’envisager l’exposition d’un versant selon une faible déconcentration de brumes qui autorisait à des brindilles un contour plus franc.

 

Par-dessus, la nuée devenais sombre et occupait l’ensemble du ciel, remplissant de vapeur les crans irréguliers de la montagne. On eût dit qu’elle s’attachait à l’horizon comme par des mortaises. De la paume, elle caressait les larges ornements de touffes de pins noirs et des doigts elle cernait les parois des maisons isolées, en vérifiait chaque détail enfoncé. 

Par la répétition des gestes, j’avais prolongé cette entrée en hypnose et mon corps répondait automatiquement aux réquisitions du contexte et il m’était difficile de dire de quel côté du sommet je me situais. Dans la brume, la conscience de l’ascension ne correspond qu’à l’effort et quand ce dernier devient presque sourd, il est difficile de savoir si la pente s’est réellement inversée.

J’aime cette incertitude où la difficulté et la facilité se rassemblent en une même impression, où ce qui est ressenti n’est pas ce qui est tenu mais la prise en main elle-même.

Je ne sais pas si c’est en raison du ciel anormalement bas qui neutralisait le visage de l’horizon. Je baissais le regard sur la terre argileuse du sentier qui retenait captives aux plis de ses sillons de longues et épaisses larmes. Mes pieds s’enfonçaient sous la surface de ces miroirs et l’onde qui en irradiait brisait le reflet, elle en faisait danser les teintes laiteuses et ternes du ciel. De bas en haut, j’étais ébloui par deux fois et seules les présences verticales ou foisonnantes de silhouettes abstraites rognées d’une vapeur d’éther demeuraient.

 

L’eau se mettait à végéter parmi de nombreux creux, signe que j’arrivais désormais sur un plateau. La terre imbibée était recouverte d’un lourd tapis de mousse au vert éclatant. Elle accueillait ici et là quelques rochers de basalte. Leur noirceur primaire détonnait et on eût dit du fait de leur gabarit et de cette manière de ne pas se confondre une meute de fauves qui fixeraient de tous leurs membres une proie. Ils paraissaient tendus, totalement happés par l’instant où il faudrait jaillir.

 

Figés lors de la concrétion de la lave, encore ciselés et vifs, ils demeuraient retenus à cet instant de gonflement de la volonté qui précède l’action et l’éternité contenait cet élan en leur flanc. La silhouette témoignait du geste initial d’un roulement de matière visqueuse sur elle-même qui s’était forgée en une forme douce. Elle côtoyait des faces écaillées qu’avaient dessinées des déchirures ultérieures. 

L’éboulement les avait disposés à cette secrète mesure qui les isolait face à leur destinée, s’émancipant, se fendant d’un caractère singulier tout en restant tenus à un ensemble. On aurait pu croire que le temps les enfoncerait, que l’eau confondue à la terre les aiderait dans une assimilation, mais ils continuaient de se maintenir étrangement à la surface des marécages, comme des gerris, sur leurs pattes de titans, équilibristes suspendus entre deux mondes.

 

Je poursuivais la route que soutenaient à nouveaux les versants de la montagne. Ces derniers étaient abrupts. Je recevais la compagnie de quelques maisons tenues fébrilement sur la roche, suspendues à leur charpente, retenues à leurs pierres.

Leur verticalité se répétait avec une plus grande régularité, la forêt de piliers se rapprochait de la voie, bordait maintenant les bas-côtés. Une nouvelle dialectique des lignes s’exprimait. De la terre assouplie émergeaient quelques amoncellements de briques, elle en était maintenant cuirassée et semblait se désolidariser du mont.

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Thomas
Porte
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