Aout 2019
Bolivie . La laguna colorada
Albert Camus "Les Noces"
"A Florence, je montais tout en haut du jardin Boboli jusqu’à une terrasse où l’on découvrait le mont Theolivetto, et les hauteurs de la ville jusqu’à l’horizon. Sur chacune de ces collines, les oliviers étaient pâles comme de petites fumées, et dans le brouillard léger qu’ils faisaient, se détachaient les jets plus purs des cyprès, les plus proches verts, et ceux du lointain, noirs. Dans le ciel dont on voyait le bleu profond, de gros nuages mettaient des taches, avant la fin de l’après-midi, tombait une lumière argentée où tout devenait silence. Le sommet des collines était d’abord dans les nuages, mais une brise légère s’était levée dont je sentais le souffle sur mon visage. Avec elle, et derrière les collines, les nuages se séparèrent comme un rideau qui s’ouvre, du même coup les cyprès du sommet semblèrent grandir d’un seul jet dans le bleu soudain découvert. Avec eux tous le paysage d’oliviers et de pierres remontèrent avec lenteur. D’autres nuages vinrent, le rideau se ferma et la colline redescendit avec ses cyprès et ses maisons. Puis à nouveau, et dans le lointain sur d’autres collines de plus en plus effacées, la même brise qui ouvrait ici les plis épais des nuages, les refermait là-bas. Dans cette grande respiration du monde, le même souffle s’accomplissait à quelques secondes de distances, et reprenait de lion en loin le thème de pierre et d’air, d’une fugue à l’échelle du monde. Chaque fois, le thème diminuait d’un ton. A le suivre un peu plus loin, je me calmais un peu plus. Et parvenu au terme de cette perspective sensible au coeur, j’embrassais d’un coup d’oeil cette fuite de collines, toutes ensemble respirant, et avec elles comme le champs de la terre entière. Des millions d’yeux je le savais, ont contemplé ce paysage, et pour moi, il était comme le premier sourire du ciel. Il me mettait hors de moi au sens premier du terme, il m’assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau et hors de lui, point de salut.
La grande vérité que patiemment il m’enseignait, c’est que l’esprit n’est rien, ni le coeur même, et que la pierre chauffée par le soleil, ou le cyprès que le ciel découvert a grandit limitent le seul univers où avoir raison prend un sens. La nature sans hommes. Et ce monde m’annihile. Il me porte jusqu’au bout, il me nie sans colère. Dans ce soir qui tombait dans la campagne florentine, je m’acheminais vers une sagesse où tout était déjà conquis. Si des larmes ne m’étaient venu aux yeux et si le gros sanglots de poésie qui m’emplissait ne m’avait fait oublier la vérité du monde.
C’est sur ce balancement qu’il faudrait s’arrêter, singulier instant où la spiritualité répudie la morale, où le bonheur nait de l’absence d’espoir, où l’esprit trouve sa raison dans le corps. S’il est vrai que toute vérité porte en elle son amertume, il est aussi vrai que toute négation contient une floraison de oui. Et ce chant d’amour sans espoir et né de la contemplation peut aussi figurer la plus efficace des règles d’action.
Au sortir du tombeau, le Christ ressuscité de Pierra de la Fransesca n’a pas un regard d’homme, rien d’heureux n’est peint sur son visage, mais seulement une grandeur farouche et sans âme que je ne puis m’empêche de prendre pour une résolution à vivre, car le sage comme l’idiot exprime peu.
Ce retour me ravi. Mais cette leçon, l’a dois je à l’Italie? ou l’ai-je tirée de mon coeur? C’est là-bas sans doute qu’elle m’est apparue. Mais c’est que l’Italie, comme d’autres lieux privilégiés m’offre le spectacle d’une beauté où meurent quand même les hommes. Ici encore la vérité doit pourrir, et quoi de plus exaltant? Même si je la souhaite, qu’ai-je à faire d’une vérité qui ne doive pas pourrir? Elle n’est pas à ma mesure et l’aimer serait un faux semblant.
On comprend rarement que c’est par désespoir qu’un homme abandonne ce qui faisait sa vie. Les coups de têtes et les désespoirs mènent vers d’autres vies et marquent seulement un attachement frémissant aux leçons de la terre. Mais il peut arriver qu’à un certain degrés de lucidité, un homme se sente le coeur fermé, et sans révolte ni revendication, tourne le dos à ce qu’il prenait jusqu’ici pour sa vie. Je veux dire, son agitation. Si Rimbaud finit en Abyssinie sans avoir écrit une seule ligne, ce n’est pas par goût de l’aventure, ni renoncement d’écrivain, c’est parce que c’est comme ça, et qu’à une certain pointe de la conscience, on finit par admettre ce que nous nous efforçons tous de ne pas comprendre selon notre vocation. On sent bien qu’il s’agit ici d’entreprendre la géographie d’un certain désert.
Mais ce désert singulier n’est sensible qu’à ceux capables d’y vivre sans jamais tromper leur soif, c’est alors, et alors seulement, qu’ils se peuplent des eaux vives du bonheur.
A portée de ma main, au jardin Boboli, pendaient d’énormes kakis dorés, dont la chaire éclatée laissait passer un sirop épais. De cette colline légère à ses fruits juteux. De la fraternité secrète qui m’accordait au monde, à la faim qui me poussait vers la chaire orangée au dessus de ma main, je saisissais le balancement qui mène certains hommes de l’ascèse à la jouissance et du dépouillement, à la profusion dans la volupté.
J’admirais, j’admire ce lien qui au monde unit l’homme, ce double reflet dans lequel mon coeur peut intervenir et dicter son bonheur jusqu’à une limite précise où le monde peut alors l’achever ou le détruire.
Florence, un des seul lieu d’Europe où j’ai compris qu’au coeur de ma révolte, dormait un consentement.
Dans son ciel mêlé de larmes et de soleil, j’apprenais à consentir à la terre, et à bruler dans la flamme sombre de ses fêtes. J’éprouvais. Mais quel mot, quelle démesure, comment consacrer l’accord de l’amour et de la révolte.
La terre. Dans ce grand temple déserté par les dieux, toutes mes idoles ont des pieds d’argile."