Janvier 2017
Vietnam . La route jusqu'à Sinho
A mesure que je descendais vers les vallées de l’Est, le soleil perçait au travers d’un air plus sec, les ombres s’affermissaient et les branches se paraient de fleurs. Une ondée saturée de parfums et de couleurs émanait du contour des choses. Elles se manifestaient sans restrictions, enorgueillies de lumière, je découvrais un azur oriental.
Le long des routes, sur le bitume avaient été déposés des étals. Ils étaient parsemés de pyramides de fruits, de légumes et de graines.
Cette abondance se présentait, prête à prendre la route dans la paume d’un voyageur. Ce dernier entrevoyait la réminiscence du fruit cueilli sur la branche, l’arbre comme passeur et témoin d’une terre à la fois à arpenter et nourricière. Il pouvait croire en cet appel et faire coïncider la verticalité d’une rencontre avec la poursuite d’un mouvement animé par l’errance.
Je suivais un père et sa fille de huit ans, ils longeaient l’allée colorée de couvertures qui accueillaient les denrées et leurs vendeurs. Ils ne me donnaient pas l’impression d’être d’ici et semblaient appartenir à la route depuis déjà plusieurs jours.
Dans ces coins reculés du Vietnam, il est fréquent de croiser des familles en pèlerinage dont le voyage s’étire en durée et fini par se convertir en une autre forme d’habiter.
Nous nous sommes finalement arrêtés tous les trois sous un cabanon où nous attendions un car qui passerait le lendemain à l’aube. Nous avions une nuit à attendre et j’observais cet étrange tandem qui sans s’adresser la parole poursuivait une chorégraphie parfaitement coordonnée de gestes et de regards. Elle avait de grands yeux ronds et parfaitement inaltérés.
Par sa manière singulière de convoquer tout l’espace où elle se dressait, dans la candeur intense de son regard d’enfant, elle pétrifiait l’ensemble du monde et en façonnait la scène. Elle le figeait comme dans une gravure où les corps paraissaient suspendus. Toujours vifs mais inanimés.
Plusieurs hommes remontaient des rizières environnantes par les fossés avec des branchages et quelques ordures. Ils en avaient fait un tas sous l’abri et débutaient un feu qui attira les vendeurs des étals et quelques animaux errants, si bien qu’une quinzaine de faces se trouvaient éclairées en arc de cercle, calmes, hypnotisées par la danse des flammes.
Le feu, presque comme une réminiscence tribale, convoque une forme de méditation collective.
Elle était la plus jeune et elle balayait du regard la scène avec suffisamment de lenteur pour que chaque détail s’étire en elle.
Tous les visages étaient retenus et rassemblés en ce miroir converti en foyer. Il semblait n’y avoir à cet instant qu’un monde, le sien, qui nous détenait tout entier. Par son calme, elle nous possédait et nous amenait à cette fonction d’objets, réduits en fétiches de bois.
Nous étions allégés du poids du corps qui s’était épaissi avec le temps, et ne restait que l’écorce sèche, sereine de nos présences accumulées.
Une ronde de totems qui ont forgés leurs grimaces éclairés par la lueur du feu et autour, la nuit obscure des rizières lourdes de ne pas avoir encore été récoltées. Elles étaient pourfendues par un ruban d’asphalte où se reflétait la teinte bleutée de la lune.
Sous le calme de la respiration de l’enfant, même la route se transformait en autel.
Une éternité flottait en orbite dans le globe de ses yeux.
Ils étaient bombés même, les yeux, comme arqués par le monde, insatiables, enclins à tout absorber.
Leur lueur éclatait dans une détonation sans cesse renouvelée.
Peu à peu la braise se revêtait d’une poussière argentée, le halo de lumière que formait le feu diminuait et les hommes quittaient un à un son emprise pour s’adosser aux piliers de l’abri et s’endormir sur les tas de couvertures qui accueillaient auparavant les fruits du marché.
Son père et elle, toujours silencieux, furent les derniers à aller à la rencontre du sommeil. Ils s’allongèrent sur le tapis de pierre qui avait été retirées pour creuser un foyer au bois.
Incapable de m’endormir, j’ai somnolé toute la nuit et j’ai observé leurs deux corps ramassés par l’inconfort s’épouser comme des animaux. Les corps si serrés qu’ils semblaient coller à la pierre.
L’étourdissante fatigue occasionnée par les jours de marche les avait couchés au centre de la cabane sans autre effort. Au matin, elle s’éveilla avec ce même air stoïque qui l’avait accompagné dans la nuit. De sa bouche, le silence s’ouvrait à l’espoir de tout pouvoir entendre, de pouvoir découvrir chaque phénomène dans sa parfaite nudité. Elle avait cette humilité contemplative qui accompagne certaines sagesses enfantines.
Sans dire un mot à son père, on pouvait entendre :
« Dis-moi ce que tu sais. »
Les lignes du visage paternel se serrèrent pour lui tendre un sourire subtil qui dissimulait son amertume.
- tu lui ressembles, dit-il, et il pensait :
« Pourtant, à cet instant, tu la précèdes. »