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Août 2018

Tadjikistan . La route de Murghab

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Murghab est un village situé à mi-distance entre Khorog (Tadjikistan) et Sarry tash (Kirghizistan). Il représente une étape quasi-obligatoire quand on traverse les 550km de routes et de pistes dans ce désert des hauts plateaux de Badakhshan.

Il a les traits de ces bourgades de bord de routes qui prennent plus de soins des transports que des hommes. Ici et là, des amoncellements de métaux trônaient sur des flaques d’huile noirâtre.

 

Les véhicules prennent une part si importante dans la composition de la ville que ce que j’avais pris pour un cimetière automobile s’avère être le quartier central du village. De longues files d’habitacles, de containers, de caravanes, tout ce qui est abandonné sur le bas côté de la Pamir Highway est centralisé, là. Leurs pattes métalliques bien enfoncées dans le sol, autrefois animés du voyage, ils s’enracinent. Ils accueillent les épiceries, les maisons, se prolongent d’un auvent pour former les étalages.

Dans cet univers de désordre, je rencontre un homme qui se tenait debout, impassible parmi le dédale de métal.

Cette posture droite détonnait parmi le chaos conférait à sa silhouette un caractère plus élancé, plus obstiné également. Il m’était apparu tel un homme libre qui aurait échappé à l’ordre des choses et qu’une forme obscure désormais habitait tout en irriguant le corps. Il me semble qu’il n’avait pas été saisi, c’est lui qui avait entrepris ce chemin étrange, lui, qui l’avait sillonné tant et tant de fois, jusqu’à rendre perceptible un passage traversant la forêt pour faire se joindre deux états.

Celui que nous habitions où les choses sont habillées d’un mot pour les reconnaître, les comparer et les appréhender.

Celui des choses, leur cours, leur matière dans une ineffable présence, leur cinglante réalité, juste ça.

 

Au fil de ces parcours, la beauté de son visage avait pris un caractère presque fatal. Les yeux plus particulièrement fascinaient. Un piège insidieux de la nature avait fait que leurs axes étaient subtilement écartés au point de ne plus être rigoureusement parallèles. Et ils semblaient ainsi fixer légèrement en arrière de ce qu’ils examinaient. Si bien que son visage se trahissait physiquement du poids d’une intense rêverie intérieure ce qui lui conférait aussi un genre inactuel. 

L’anatomie humaine s’était métamorphosée en lui jusqu’à prendre l’étrange expression qui hante le regard des loups. On y reconnaissait cette manière d’être tendu entre une froide certitude et l’appréhension effroyable envers quelque chose qui se meut.

 

Certainement avait-il arpenté des contrées sans chemins et s’était longtemps égaré dans l’indétermination des paysages.

Il s’y était usé. Il avait oublié les raisons de ce lent voyage et quand on l’interrogeait, il n’était pas en mesure d’évoquer les pulsions qui l’avaient entraîné à cela. Pourtant il les avait prolongées, jusqu’à les mettre en chair. Il n’attendait ni n’en espérait rien. La volonté s’était dissipée en son corps, peut-être asséchée comme une fleur au milieu de la rocaille.

Lui, avait tout souhaité. Et peut-être concentré sur l’essentiel, il s’était peu à peu dépourvu du reste.

Comme il en est de toutes ces formes qui échappent à la maîtrise des hommes, la nature s’en était saisi. Elle avait d’abord foisonné puis fleuri en lui. 

Elle l’illuminait maintenant de l’intérieur, par ses teintes vives et colorées, elle en avait fait son messager.

Il raconterait par ses silences les profondeurs derrière le masque des mots. Nous ne pouvions qu’en observer son visage, à la fois comblé et vide, fixé sur le lointain. 

Il demeurait ce hiéroglyphe signé par l’autre.

 

Les traits censés dessiner les contours d’expressions étaient soumis à des cordes qui en lui campaient et il nous était difficile de savoir si elles se raidissaient et pour quelles raisons. Il flottait dans cette douce béatitude où se mêlait l’amertume. La foi qui l’animait se manifestait par des signes encore dissimulés dans ses profondeurs dont il savait ne pas rencontrer la vérité de substance.

Sans témoins, on ne devinait de son passé que cette seule chose :

Il avait entrepris à rebours le voyage des hommes, revenait d’un pas lent, celui de ses sentiments sur ce qui avait été acquis par la raison.

Lui, se tenait seul loin des cortèges, restait grave, appelé dans cette cause. Il se déplaçait tel un récif. Il était la masse minérale qui abandonne l’espoir d’une correspondance entre la destinée et une fonction. 

Il voguait sans voile par le simple soutien des courants et de la pierre.

 

Il avait développé une forme de présence blanche et en accueillait désormais tous les efforts et chaque lutte. Il les rencontrait sans même être sûr de les avoir à un moment désirés, ni même choisis. Pour se rendre plus juste, et comme la sagesse doit être mise à la vie comme on met un bateau à l’eau, c’est-à-dire à la rencontre de sa vérité, il s’essayait de nouveau à l’agir et il se remettait à l’ouvrage. 

Il le faisait à l’aune de ce grand désespoir. 

Face à lui, l’impuissance de la volonté qui inexorablement se dissout ou se heurte aux échecs des réalisations. Chacune de ses œuvres serait trop sombre et se signerait des empreintes singulières de l’instant. Il laisserait ces traces recouvrir son corps, marquer d’un contraste toujours trop saisissant la clarté de sa chair.

 

Seule l’action dans sa contemporanéité lui permettrait de trouver le battement juste de présence. Pas seulement révolté, ni même affranchi, la forme d’une expression libre qui accompagne avec sincérité l’existence.

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Thomas
Porte
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