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Novembre 2017

Inde . Chandigarh

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Après plusieurs kilomètres parcourus dans le noir, je saisis que la route est bordée d’eau par le frémissement d’air que provoque le rivage et la faible dépression de température qu’il initie. J’arrive à proximité d’un mas isolé, maintenu à distance de la ville. Autour du bâtiment principal, plusieurs voitures stationnent avec les phares allumés et éclairent çà et là une broussaille sèche. 

 

Parmi les bruits de moteur, ce ne sont que des voix d’hommes, point de femme ni d’enfant. Au rez-de-chaussée de la maison, une seule et grande pièce excessivement éclairée, comme un phare irradie sur la nuit. Elle est séparée de nous par une grille inamovible. A l’intérieur, il y a deux hommes parmi des piles de cartons qui comptent et se transmettent des billets. A la vue de l’attroupement le long de la cage pour commander des bouteilles de whisky ou de rhum, il est difficile de savoir clairement de quel côté se trouvent les captifs. 

 

Chaque village possède ce type de lieu où sont commercialisés dans une relative discrétion des alcools de contrebande. Tout le monde au village sait quelle direction prendre pour rejoindre un de ces phares. Ils font partie de ces secrets partagés par tout le monde, mais sur lequel on s’est entendu pour en laisser un bruit sourd. Les scènes qu’ils engendrent ont cette saveur rehaussée de l’interdit, la grille met en scène par la séparation et la plateforme d’échanges qu’elle orchestre, la brutalité de deux mondes qui se rencontrent.

J’arrive finalement à me frayer un passage parmi les bras tendus, et rendre mon visage perceptible du vendeur pour commander par quelques mots ma bouteille de whisky. Le type derrière la grille a la gueule tordue. Je veux dire que le recoin gauche de sa bouche s’enfonce bien anormalement à l’intérieur de ce qu’un squelette de crâne présente habituellement. Au renfoncement, la peau et les lèvres se pincent et irradient du cratère jusqu’à l’ensemble de la figure par des sillons qui ont collecté avec le temps une crasse indissociable. 

 

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Alors que l’homme me fait face, c’est comme une perspective inattendue qui m’est offerte et dans laquelle mon imagination mêlée à un écœurement se perd. Il tente de me dire quelque chose, mais les mots ont du mal à sortir nets de ce dédale émacié de chair. Les tendons et les muscles, l’anomalie se répand aux cordes intérieures, incapables de moduler l’espace pour rendre un répertoire de sons distincts. Je le fais répéter, il desserre les lèvres, relâche un peu de lest, et en sortant, la voix est précédée d’une dent qui en tombant sur le comptoir formé d’un carton, se sépare en deux morceaux et roule jusqu’à ma manche.

Rapidement, comme s’il s’agissait d’un cafard, la main de l’homme surgit, recouvre et stoppe la fuite des deux projectiles jaunis. Puis, il les porte à sa bouche sans se soucier de l’emplacement d’où ils avaient fugué. 

 

On eût dit qu’en voilant les conséquences du phénomène il en rayait également l’origine et l’existence. J’accepte poliment de faire comme si rien ne s’était produit. Tout au plus j’évite qu’il ait à utiliser sa mâchoire en anticipant ses éventuelles questions par une suite de réponses habituelles en lien avec la situation. Par bonheur, nous semblons tomber en accord pour mettre un terme à cette situation gênante bien que je sois convaincu que sa réserve n’était pas relative à de la pudeur. Je peux reprendre la route avec un sentiment de dégoût auquel se mêle un léger amusement.

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Thomas
Porte
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