Novembre 2017
Inde . Amritsar
Je suis arrivé à Amritsar dans la nuit, c’est à quelques kilomètres de la frontière Pakistanaise et probablement que la fumée qui redescend dans la nuit et nous inonde provient de leur bois. Je ne le sais pas encore mais cette essence qui envahit mes narines sera l’unique contact que j’entretiendrais avec ce pays. Il est heureux de voir des frontières administratives êtres transgressées par la faculté des sens.
Ma chambre se situe en retrait de la rue, à l’arrière d’un vieil immeuble, séparée par un jardin. De part et d’autres, les murs de pierres sculptés mais laissés dans un délabrement, s’affaissent et rejoignent par endroit le tapis d’herbes.
Au milieu de la pelouse, un des gérants de l’hôtel s’agite. Des deux frères, il est physiquement le plus abîmé. Sa langue est légèrement mutilée et la partie droite de son visage demeure immobile, ce qui accentue par compensation et par comparaison chaque convulsion nerveuse de sa face gauche. Seul, dans la nuit cendrée, il arrose les plantes au jet d’eau tout en accompagnant ses gestes d’invectives insatisfaites. On eût dit qu’il espérait ramener ainsi à la surface du sol les prémices d’incendie qu’il croyait voir dans les fumées qui s’étiraient dans l’air. Il hurle et ses plaintes sont accompagnées de mouvements secs et saccadés. Il virevolte, s’arrête net, puis réenclenche un nouveau geste avec la même fougue qu’il l’avait débuté.
A chaque fois qu’il enclenche avec brutalité une nouvelle direction, ses bras et ses épaules poursuivent lascivement le mouvement précédent alors que les jambes, le tronc puis la tête l’ont suspendu et ont déjà répondu au nouvel appel. Un corps tendu et le reliquat d’un homme abandonné se côtoient dans une chorégraphie mal synchronisée. Après chaque arrêt, son regard se fige et fixe un interlocuteur qu’il est le seul à voir, la présence d’un dieu dissimulé dans les fêlures du mur à l’extrémité de la cour. Il gémit et comme sa bouche reste en partie figée, ce sont des ébullitions de voyelles mêlées à un cri de souffrance qui sont jetées contre les parois et reviennent en échos. Si les sons produits semblent n’avoir aucune signification, les séquences phonétiques ne varient pas, et c’est une colère indécise mais continue qui est expulsée.
Cette forme tribale aux allures d’incantation semble avoir la sagesse supplémentaire de n’espérer ni réponse, ni réaction. Il s’épuise seul, captif de ce cloître où son imaginaire a sécrété ses démons.