Novembre 2017
Inde . Chittorgarh-Bundii
Un grondement s’élève bien avant le jour. Des sons gutturaux prononcés par des hommes qui résonnent ici et là contre le grès ocre des parois labyrinthiques du fort. L’écho se confond aux voix déjà contemporaines et une oscillation se prolonge. En résulte l’harmonie d’une même présence qui se juxtapose à son aînée. Etrange relation d’un homme à lui-même, étonnant équilibre qu’ils inventent à deux. Il se précède d’un temps dont le silence raconte l’environnement où il fut jeté.
J’écoute ce long et pesant murmure, le bruit que la vie produit, et qui de loin occupe tous les interstices de la rue. La langueur du son est entrecoupée par des détonations courtes, brutales. Il semblerait que par certains endroits de la ville, la pierre se déchire d’elle-même, forme par le prolongement incertain de fissures, les tracés des rues.
Poussés par la fougue d’un élan inexplicable, des canyons sont creusés et témoignent. Parmi eux, des bruits de cornes, de souffles, de métaux creux qui s’entrechoquent. Cela excite des chiens qui aboient et se poursuivent.
Ils circonscrivent cette procession d’hommes déambulant presque automatiquement dans ces rues où ils grandirent selon les mêmes rites. Ils invoquent des dieux dont on leur apprit à aimer le visage ou simplement l’idée.
Allongé dans mon lit, j’écoute et dissèque attentivement ce qui compose cette symphonie d’instruments primaires que sont les corps. J’oublie ce qui aurait pu me rapporter à une époque. Je me sens au beau milieu d’un campement sans savoir si je suis parmi les assiégés où les assaillants. Sans m’être levé, bien avant que la lumière ne dévoile ses intentions, j’échafaude deux vies suggérées par cet aiguillage, celle d’un homme qui erre, va à la rencontre de l’inconnu, celle d’un voyage immobile où l’étrange pousse des choses par la simple attention qu’on y porte.
Le voyage est autant une manière de naviguer en étant sur le qui-vive face au monde que de faire l’épreuve de disparaître en soi-même.
C’est d’être face à une étrangeté première, pas tant d’être étranger à des coutumes, mais de se découvrir comme étonné par chaque chose, chaque phénomène. Accueillir l’événement, le lieu sans préjugés, le laisser nous envahir de toute sa pulsation. Cette manière d’être à la rencontre offre des richesses insoupçonnables car dans la manière de s’oublier, le temps se met à respirer. Il se dilate, devient sujet et mouvant.
Voyager permet de se libérer des routines en poursuivant un bris perpétuel de toute habitude. Il faut parfois aller dans les pays les plus éloignés pour y rencontrer ce qu’il y a de semblable chez les êtres et mettre à nu ce dénominateur commun, cet instrument qu’est l’homme. Il est difficile au sein du quotidien de rester réceptif à la moindre émotion pour déployer les petits miracles de l’existence en prolongeant une ouverture au hasard, aux sensations, aux êtres et aux songes. Par la fatigue d’incessantes répétitions de marche, quand le paysage défile à la manière d’une ritournelle, je me dépouille de faux-semblants et me retrouve devant le nu et l’essentiel, un corps qui sent et un esprit qui pense. Ainsi, des secousses sont sans cesse assénées aux préjugés.
La rencontre avec l’autre ne me laisse pas indemne, elle permet de renoncer à une morale courante.
Sans savoir d’où elle provient, je me sens saisi par cette grande nécessité d’une morale libre, j’apprends à endosser cette responsabilité et le poids grave dressé de cet idéal de vie et de bonheur. Ce dernier s’émancipe dans la volonté de s’extraire du confort et des habitudes, de prolonger une errance pour remettre son corps et sa pensée en face d’une situation qui le place en étranger. En se réinventant, c’est l’harmonie d’une figure nouvelle qui se dessine, et pourtant qu’est ce qui persiste ? Plus essentielle que l’image que nous nous faisons de nous-mêmes, c’est une tonalité qui se distingue peu à peu en retrait des présences, qui se prolonge au gré des navigations. La tonalité, cette chose qui ne s’anticipe pas car elle n’existe que dans le recul du temps.