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Janvier 2017

Vietnam . Delta du Mekong

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Le jour s’élève très lentement et s’imprime sur la toile lisse et vierge d’un bleu profond. La terre foisonnante fuyait à sa nuit crue, atroce et les villages de navigateurs accompagnaient docilement l’étendue qui leur servait d’amarre.

 

Tout un pan de la végétation flottait, ainsi que les hommes. Ils étaient soumis aux flots incessants du delta dont le pouls inscrit patiemment sa cadence comme un cœur. Sous les premières lueurs, la ronde mécanique des moteurs répondait à la pulsation des cours et faisait ronronner les canaux comme des rues. 

 

Le hélage des marchands s’évanouissait vite dans les recoins d’une berge mal entretenue, parmi les aspérités épaisses et désordonnées de la végétation abondante. La vaste campagne sans pente, mal séparée d’un océan qu’elle prolonge est battue d’une digue à l’autre par de placides remous. Cette masse végète, s’agite mollement, imbibe sans s’écouler, cherche du museau à se réfugier sous la nappe irrévocable en dessous des dédales d’argile. Je cherche l’embarcation qui se laisserait porter par le fleuve, une manière de remettre le mouvement du transport en lien avec une forme naturelle de courant afin d’étouffer mes volontés pour en laisser une supérieure régir la relation entre l’être et l’environnement.

Un navire est finalement trouvé et nous commençons à longer de fines langues de terre parsemées par des vestiges dont les rives ont accueilli le naufrage.

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L’érosion les dresse désormais et ils écrêtent de leur silhouette la lumière régulière de l’horizon où s’annonce une aurore feutrée.

Accrochés à l’entrelacs de la jonque, nous chevauchons le grand fleuve qui ondoie jusqu’à la mer, éprouvons cette échine ininterrompue qui s’ébroue. Tout grouille, tout tremble d’une rive jusqu’à l’autre et l’ondée s’étend en langueur parmi les corps qu’elle accueille. Les ponts des embarcations, pris par un trot, malmènent leurs occupants, chaque bois sur un autre grince tant qu’on ne sait plus qui est l’archer, qui est la corde. Les monticules de pastèques, de choux et de mangues sont ballotés et roulent de part et d’autre jusqu’à la butée de la coque. 

 

Puis entreprennent selon la même velléité un identique retour. 

Quelques enfants ici et là s’éveillent, habiles ils tiennent déjà l’équilibre parmi le va-et-vient des nappes de fruits et de légumes.

Par-dessus et soutenus d’une forêt de mâts, des fils d’ampoules oscillent emmêlés dans les cordages de navigation.

 

Chaque navire est un pantin qui orchestre froidement la lumière qu’il se porte. Prises à l’hameçon des ancres où elles sont arrimées, chaque habitation flottante est dirigée selon la règle d’un courant sillonnant en deçà de la surface du fleuve. J’observe l’agitation des lourdes pâles pour tenir en vain un emplacement continu et groupé. Le marché qu’elles forment est comme un caillot en résistance dans un cours. La scène de bois de ce théâtre populaire exempt de tragédies craque et se sépare du fait d’un sillon creusé par une vague, puis le tohu-bohu en expulse quelques éléments vers l’aval.

 

Nous traversons librement le regroupement en nous engouffrant le long des couloirs qui un court instant se forment, puis disparaissent. Nous sommes pris, ballotés par des rites auxquels nous nous sentons à la fois étrangers et initiateurs.

 

Embrassés par le léger tumulte de l’eau, il faut encore apprendre la part juste de renoncement et les déséquilibres engendrés, premières initiations d’un retour au sauvage. J’adopte par la répétition, l’attitude de l’homme qui cède, pour finalement glisser, sans affrontements dans les branches de cet organe illimité que dessinent les cours en rameaux. Je me laisse emporter par la pulsation qui irrigue scrupuleusement chaque artère. Pris par cet abandon, oublieux de la force permanente qu’inflige la masse liquide à ses bordures, je me surprends d’un regard nouveau sur les rivages meubles, j’observe l’écart toujours plus subtil qui les distingue l’un à l’autre. 

 

Au fil du fleuve, la terre paraît plus horizontale encore, les cours s’élargissent, les berges s’ouvrent et les bois flottants épousent des formes plus rondes. L’altération en dissimule la dureté des traits comme s’ils tendaient tous vers un même et unique masque. Aux habitations savamment érigées sur les jonques, succèdent des radeaux, puis de simples amas de racines, de planches et de branchages qui se retiennent en wagons, pris par les pièges de quelques anses. Plus nous prolongeons notre navigation vers l’aval, plus les caps se multiplient et aiguillent les cours au travers d’autant de terres plates et inhabitées. 

 

Le fleuve renoue avec sa nature indomptable que jeune également il éprouve dans l’impétuosité des torrents. A l’estuaire en revanche, la force demeure incluse en ses flancs, sûre d’elle et silencieuse, elle se sait et exerce par un calme déroutant son autorité.

 

A ce lieu précis où s’entrecroisent les rivages et un littoral, le lit du cours s’étend autant en échappées qu’en profondeur. L’inaltérable cycle des saisons a érodé la terre de ses doigts lourds, l’a assimilée par une patiente liquéfaction de sa substance, l’éprouve dans l’éruption d’une eau retenue captive sous l’abri de quelques replis mais appelée tout de même par l’aspiration d’un océan qui tête goulûment chaque coulée.

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La terre berce son plein d’eau et les rizières des lagunes verdoyantes s’étirent à l’aise, chaque brindille en poussant s’époumone jusqu’à accueillir, sous l’ouverture de sa gorge, une abondance de graines.

 

Nous accostons et je quitte avec l’embarcation la dernière compagnie qui me servait d’attache. Seul, mon silence se trouve tenu et dirigé par cette île bondée de cadavres où je débarque. Je l’arpente et l’observe se déchirer, dévorée par les moissons. Je me sais maintenant isolé parmi le peuple enterré. 

Mes pas poursuivent un sentier que hantent de part et d’autres les noms proférés par les herbages. Par endroits, des pierres se trouvent jetées là, pour couvrir les morts, éparpillées, comme un instantané en éclatement, et s’élevant anormalement par-dessus les coulées. Leur présence étonne, telles d’obscurs icebergs, taillées d’un flanc de montagne, roches solides et primitives décrochées d’un continent et de ses civilisations, exilées parmi les terres argileuses et leurs récoltes captives.

Cette parcelle du mort dérive sur un Styx terreux avec lenteur, son mouvement demeure imperceptible, dédié à un temps qui ne communique déjà plus avec les sens mis à disposition des vivants. Sous le regard des astres, le cadavre, créature enfin apaisée poursuit sa lente navigation. Autour de lui, l’espace s’est agrandi et d’un côté inopiné de l’horizon, on peut voir une étrange blancheur telle que la frontière en profondeur d’un monde voisin, un monde pour lequel le soleil et son reflet seraient postérieurs. 

 

Au large et en bon lieu, il ouvre sa demeure au silence et à la lumière. 

Je regarde longuement derrière moi la coulée rouge qui vient et tient liés par une mesure toujours plus distante les vivants et les morts. Pour leurs ancêtres, ces peuples ont appris à se séparer de l’amulette des corps, ils leurs concèdent cette liberté secrète, jusqu’à soutenir le souhait de les voir rencontrer des nouvelles destinées, de celles qui demeurent pour l’aspirant étrangères. 

Souhaiter à un proche ce qui est inconnu, 

quoi de plus désintéressé ?

 

Mon regard poursuit au loin le courant qui se sort du pays, jusqu’à se confondre à la ligne d’horizon où se consume outre-ciel, un feu qui brûle mal. Un feu dont l’ultime braise, étouffée par son costume de cendres, scintille, las, avec à son chevet, ce ciel nettement bouché. Le jour s’achève et je n’ai qu’à me retourner pour mesurer sans plaisir les chemins qui me relient et qui m’ont échappé à ma demeure. 

Pris dans ce lieu où l’ombre portée est l’annulation du même, me reviennent comme suspendus au-dessus d’une journée ces mots :

« la matière de tout est rassemblée en une même eau, pareille à celle de mes larmes que je sens couler sur ma joue. »

 

Et je crois sentir toute l’intensité que suggère cette communion.

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Thomas
Porte
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