De Akçakoca à Sinop
Brune, rousse, bleue aux reflets mauves et parfois verts, un bain de gris, les nuances sont aussi versatiles que la bise, c’est la mer noire, elle a été abandonnée par ses pêcheurs qui me disent qu’elle n’a plus de poissons. Triste mer ménopausée, au ventre vide, seulement belle de sa surface et trahie par le charme de ses couleurs et ses lignes.
Alors le littoral a été habillé par de longues plages de sable artificiel, les flancs sombres de Daglari, de Vadisi observent les étendues jaunâtres qui occupent les deltas et tous les complexes touristiques qui s’y sont accrochés.
Plus haut, les strates de schistes, dorées et noires, ont été effritées pour creuser des cols et laisser grand des passages aux afflux de voyageurs russes, azéris et géorgiens. Encore écorchées, les stries minérales s’érodent, s’affaissent, sont cisaillées de grande pénétrées de routes qui les détruisent. La forêt qu’elle soutenait par endroit est emportée dans le glissement du sol et c’est un grand désordre de caillasse et de bois sec qui gise gris dans les travées avec pour seule attente l’espoir d’être assimilé, que le bois pourrisse et se marie à la pierre, l’altère, et que de leur union pousse quelque chose. D’un côté le territoire sauvage désarmé, de l’autre le territoire urbain désœuvré, le tableau de Janus est grandit par ses reflets et où les deux faces s’accomplissent par leurs absences et leurs sacrifices.
La nature domestiquée au profit d’un appétit balnéaire, d’un appétit éphémère se sent idiote, les fragments d’une ville sans caractère. Toutes deux sont dressées là maladroitement, dans leur forme immuable.
Je continue de rouler vers l’Est mais je sais que les frontières ne seront pas levées, baroud d’honneur dont je connais désormais le coût. À avoir passé l’hiver là où Cervantes écrivit Don quichotte, je ne comprends que mieux l’absurde dérision de mon entêtement. Si j’ai tant tardé à partager ces images, c’est que les exhumer m’est douloureux, particulièrement douloureux ; si je les partage, c’est dans l’espoir de les mettre derrière moi, enfin derrière moi.
De Sinop à Samsun
Cela fait maintenant plus de onze mois que je voyage et que j’écris le fil déroulant de paysages ainsi que toutes les intersections que provoquèrent le cycle des saisons.
Ça a débuté avec la fin du printemps , les routes françaises et italiennes en étaient recouvertes, j’ai vu le long des bas cotés, sur les reliefs ronds et calcaires , le raisin mûrir, jusqu’à pouvoir l’apprécier par la bouche à pleine grappées, piochées dans les vignes grecques. L’Adriatique avait déjà porté ses vêtements d’une lumière estivale, la mer de Thrace en était à la longue déjà accablée.
Puis je me suis enfoncé dans les terres anatoliennes en même temps que l’automne, les steppes, la rocaille à perte de vue, la répétition des jours, la lancinante litanie d’un même paysage, quelques miaulements de chatons abandonnés, le secours dans un territoire particulièrement hostile, fort de l’ennui qu’il répand. Dans les mêmes villages qui constellaient la route vers l’Est, les mêmes amorces de conversation avec les mêmes visages débonnaires.
Le territoire Kurde, son occupation militaire, une anxiété incongrue, son hospitalité également.
Mes bivouacs, leurs parenthèses nocturnes furent un monde d’échappée. Les nuits sèches sur les crêtes autour de Pervari ouvraient grand cette fenêtre, j’ai regardé avec innocence la danse des astres, je l’ai appréciée sans la comprendre, particulièrement du fait de ne pas la comprendre.
Dans la fin des jours chauds j’ai observé les hommes des plateaux écraser leurs derniers fruits, pour les assimiler à la surface des champs, pour laisser l’offrande au cycle suivant. La nuit tout reposait, semblait se gonfler dans les méandres de la terre, silencieusement. La campagne la plus profonde et la nuit ont semblé s’unir dans cet appauvrissement de la langue.
Les paysans se replièrent, les heures du jour également. La nuit, l’hiver, les feux de camps ont accompagné un premier retour à travers les Balkans, feuillages rougeoyants des rives de la Chepelare, feux des forêt initiés par la terre, percées de neige, ma navigation terrestre s’est naufragée sur les rives d’Ulcinj au Monténégro. Un promontoire aussi charmant que funeste d’où regarder l’horizon et à travers lui un occident rendu inaccessible. Charmant et funeste c’est la propriété des phares, lieux où l’on s’échoue, lieux où l’espoir de renouer avec la terre des hommes reprend. À Ulcinj, le seul chant de sirène fut celui du vent et des orages.
Noel, nouvel an, dessiner pour tuer le temps, faire laboratoire dans ce sémaphore, sentir qu’il faut encore persévérer, de ne pas s’être libéré de cette aventure.
Repartir enfin à l’Est, précédant de plusieurs semaines le printemps, toujours à travers les routes balkanes, être surpris par les soubresauts du plus vif des hivers dans les reliefs albanais, macédoniens et bulgares. Quelques insomnies atroces où le froid et la nuit ont conquis mon esprit, migraines, folies cauchemars désorientés. J’ai sillonné presque l’ensemble des routes asphaltées d’Albanie et de Macédoine du nord ( elles ne sont pas si nombreuses que cela).
Après le blizzard, renouer avec Istanbul, ville pivot, ville d’ancrage, capitale malgré elle qui invite tout autant à la résidence qu’au voyage. Vivre quatre quartiers d’Istanbul, occuper quatre collines d’Istanbul, essayer différents regards, reprendre la route, poursuivre les côtes de la mer noire. Haut...bas...haut...bas.... suivre la rive nord de la Turquie, une rive escarpée, ballotée par les estuaires, par les gorges, ballotée par chaque point de rencontre avec un cours d’eau qui a creusé son issue. Des chiens, des tortues, des serpents, et toujours cette même étendue sur ma gauche, s’irisant de multiples variations. Déjà les bas côtés avaient un parfum de miel que la couleur des fleur altérait. Entrer dans les terres, sortir des pontiques, pour buter à nouveau sur cette ligne artificielle de la frontière géorgienne.
Plus je m’enfonce dans les observations, plus je mesure l’ampleur de mon ignorance initiale face aux subtilités de ce qui anime les territoires.
Je repense à toutes ces années d’études, à toutes les connaissances ingurgitées des jours durant sur des bancs d’école.
La mise en scène était déjà funeste, enserré de quatre murs, un tableau noir pour fenêtre principale, la disposition était annonciatrice de la faculté d’abstraction exigée.
Toutes ces études et ne pas être capable de nommer ce qui m’entoure, de distinguer telle essence d’arbre de telle autre, d’apprécier la propriété, l’essence de telle feuille, les caractéristiques de telle pierre, les dynamiques des vents continentaux ou côtiers, les comportements de la faune, les dispositions et les danses des astres révélés par les ciels de nuit, les conditions favorables à la culture de tel fruit...
j’ai roulé dans une nature à laquelle je me suis senti étranger, qu’il m’a fallu observer puis apprendre, j’ai fait une année durant, mon école buissonnière.
En somme un pan entier des interactions entre l’homme et la terre avait jusque-là été occulté dans mon éducation.
J’ai grandi dans les années 90, à une époque où, semble t il, l’école de la république ne faisait pas grand cas de l’attachement à cette réalité. Envoûtée par le fantasme du progrès, elle préférait mettre l’accent sur une modernité susceptible de se substituer à toutes les nourritures terrestres.
La nature était réduite au décorum d’un monde rural qu’il fallait porter comme une queue de comète. Une scènette d’aquarium trouvant à peine sa place sur une étagère chargée de manuels et d’outils insensés.
Peut-être que l’émerveillement ne s’enseigne pas, pas directement du moins.
Probablement faut-il le laisser se développer librement, pierre après pierre dans l’entretoise silencieuse des connaissances.
Je retiens pourtant de mon enfance quelques piliers fondateurs de ma sensibilité au monde:
-Les courses d’orientation à 10 ans dans le fort de Montessuy près de Lyon, dont je garde des images très nettes et surtout la sensation d’un plaisir énorme de liberté, d’aventure, la joie de lire le paysage dans la représentation d’une carte.
-Le livre « l’enfant et la rivière » de Bosco, lu au même âge dont j’ai un souvenir probablement altéré. L’illusion rétrospective me fait m’identifier à cet enfant pour qui l’école buissonnière fut le moteur d’un éveil.
-Les récits sur cassette audio de l’appel de la forêt, de Mobydick, de Sans famille... le plaisir d’entendre une voix me raconter une histoire. Sans en comprendre les subtilités, chaque récit infusait. Ces écoutes que j’ai répété un nombre de fois étourdissant furent des bouées jetées dans l’obscurité d’alors, un à-venir. Ces écrits souvent complexes pour l’esprit enfantin, éveillèrent des sensations sans façades, ils impulsèrent des émotions qui dérivaient librement et forgeaient mon être. Ils appuyèrent par la suite des intuitions dans la pénombre de ma construction d’individu social.
De Samsun à Trabzon
Giono à propos du bonheur :
« Le bonheur est à côté. Le bonheur est en dehors de toutes ces recherches de gloire, d’argent, d’honneur. Le bonheur est tout à fait à part.
Le bonheur je crois, après pas mal d’expériences, s’atteint et se procure par des choses qui sont gratuites et de petites choses minuscules auxquelles d’ordinaire on ne fait pas attention, et qui, si on y fait attention, composent le bonheur précisément.
-quel genre de choses ?
-Je ne saurais pas en dresser le catalogue, mais elles sont minuscules et nombreuses dans une journée. Par exemple, goûter le plaisir de voir passer une averse, un vent, le bruit d’un vent en particulier dans les arbres, une fleur que l’on aurait respirée, un oiseau qui aura tapé à la fenêtre et aura chanté, une visite de quelqu’un qui vous aura intéressé par sa conversation.
Tout.
Tout dans la journée.
Une plume qui marche bien, un travail qui fonctionne très bien, très bien huilé. Une feuille de papier qui glisse bien. Tout ça fait partie du bonheur.
-le plaisir de soi-même qui fonctionne comme on le souhaite ?
-Oui aussi, ça bien sûr, bien sûr.
Il n’y a qu’une chose de très grave, très embêtante et qui me parait absurde, que je ne comprends pas.
Je trouve la mort tout à fait naturelle et normale comme la naissance.
Mais il y a une chose que je ne comprends pas, c’est la souffrance physique. La souffrance physique est une souffrance alors très, très insupportable.
Je ne comprends pas, ça c’est vraiment un scandale et une chose abominable la souffrance.
Et on ne sait pas à quoi ça sert.
Au début, ça sert en effet de... je crois, de sonnette d’alarme.
On est prévenu par la souffrance que quelque chose fonctionne mal. Et ça, ça me parait normal.
Mais après ? Pourquoi dure-t-elle après qu’elle vous ait prévenu ? C’est ça qui est grave.
La mort, le reste n’a pas beaucoup d’importance.
-la mort c’est normal ?
-Oui la mort c’est tout à fait normal, d’ailleurs si elle n’existait pas ce serait terrible. Imaginez que nous soyons obligés vous et moi de faire ce que nous faisons là en l’éternité.
L’éternité...
vous vous rendez compte ? C’est terrible, épouvantable. Nous n’oserions plus prononcer un mot, ce n’est plus la peine, n’est-ce pas? Tandis qu’étant donné que nous avons la mort qui peut nous voler ce mot aux lèvres, nous le prononçons, c’est tout à fait normal.
-La vieillesse, non, n’est ce pas un drame en soi ?
Ah la vieillesse, alors là c’est autre chose. La vieillesse c’est très agréable. Je ne voudrais pas retourner en arrière et je crois que même, je ne voudrais pas retourner dans ma jeunesse. Non, même pas dans ma jeunesse. Je trouve que la vieillesse est beaucoup plus intéressante que la jeunesse. Les jeunes n’attendent pas. Ils se précipitent sur les choses et ils les dévorent. Ils ne les goûtent pas, ils les dévorent. Ils les avalent sans prendre la moitié, le quart, la millième partie du plaisir que moi je prendrais pour la millième partie de ce qu’ils avalent.
Une simple petite bouchée de ce qu’ils avalent, en gros me suffit pour des jours et des jours de jouissance et de volupté. »
"Nos paroles sont lentes à nous parvenir, comme si elles contenaient, séparées,
une sève suffisante pour rester closes tout un hiver ; ou mieux, comme si, à chaque extrémité de la silencieuse distance, se mettant en joue, il leur était interdit de s’élancer et de se joindre.
Notre voix court de l’un à l’autre, mais chaque avenue, chaque treille, chaque fourré, la tire à lui, la retient, l’interroge.
Tout est prétexte à la ralentir.
Souvent je ne parle que pour Toi, afin que la terre m’oublie."
"Vivre c'est s'obstiner à achever un souvenir."
René Char - Lettera amorosa - 1953