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Writer's pictureThomas P.

23 - De Edirne à Akçakoca ( km 12 901 - km 13 669)


De Edirne à Istanbul

L’arrivée en Turquie se fait sous un blizzard tout aussi éprouvant que superbe. Moi qui rêvait de pédaler sous la neige, voici mon souhait exaucé.

Le ciel est chargé et blanc, le paysage est recouvert de neiges matinales immaculées. Ciel et sol se joignent, la ligne d’horizon, totalement bouchée est indiscernable. De même, il n’y a plus de chaussée, plus de bas côté. La route et la lande s’associent et ne présentent qu’une seule surface abstraite sur laquelle je roule prudemment.


Les bourrasques sont si incessantes qu’un renard ne m’a pas entendu arriver et il me laisse l’approcher à moins de 5 mètres. Dans cet environnement gris et blanc, seul son pelage roux détonne, lumineuse apparition.

Le vent de nord-est est glacial, toute la partie gauche de mon visage est engourdie et j’ai les cheveux couverts de glace, l’oreille également. Les rafales me déportent de ma trajectoire, mon pneu qui écrasait la neige récente déposée sur une voie tracée par les poids lourds, sors de l’ornière et bute sur les levées de glace qui canalisent un tracé récent. J’évite les chutes à plusieurs reprises toujours inquiet de solliciter mon genou droit, fragilisé par plusieurs torsions, ruptures jamais opérées.

Quelques kilomètres avant la frontière, une patrouille de militaires bulgares m’arrête. Peu enclin à affronter le froid et mouiller leurs uniformes, ils m’ordonnent de les rejoindre dans leur jeep.

Le contrôle des papiers et l’interrogatoire qui est d’usage sont agrémentés des vociférations électriques et blanches provenant des enceintes usées d’un vieil autoradio.

L’un d’eux semble manifestement plus impressionné que les autres par mon périple, et me pose plein de questions qui sortent du cadre classique.

Comme à chaque fois que j’ai à faire avec un militaire, mes réponses sont les plus succinctes possibles et j’évite d’offrir des prises à sa curiosité en rendant mon activité la plus banale possible.

Il m’est malheureusement impossible de dissocier la curiosité de l’homme de celle du douanier, je considère que chaque individu portant l’uniforme peut potentiellement être rattrapé par sa fonction.

Finalement ils me libèrent et je les vois culpabiliser de me laisser seul au milieu de ces conditions extrêmes.

Au contraire, en m’échappant du véhicule, je respire enfin.


Quelques kilomètres plus loin, au passage frontalier de Kapitan Andeevo, une nouvelle situation avec les forces de l’ordre m’enclin à reconsidérer ma méfiance.

Alors que je patiente sur la route en attendant de faire vérifier le contenu de mes bagages, une gentille douanière, emmitouflée derrière plusieurs couches de tissus, un uniforme, un voile puis un masque sanitaire. Malgré donc toutes ces injonctions additionnées, laisse apparaître un regard bienveillant aux yeux verts clairs, m’apporte une couverture et un café brulant dans une tasse de porcelaine.

Ça peut paraître anodin mais il y a peu de moments plus réconfortants que de voir l’organe réputé le plus répressif d’une société, faire un tel aveu d’empathie.


De Istanbul à Kefken

D’abord il y eut une suite de sons, une mélodie répétant le même thème, qui détermina les contours d’une phrase musicale et qui, a mesure que Güz y portait attention, espaçait les respirations, isolait des mots et dévoilait un message.

« qui dans mon entourage compte assez pour que ce moment ne soit pas insensé ?»

Question sans contexte, rendue plus invasive alors. Insupportable du fait de l’absence d’origine qui empêchait de s’en dégager.


Quelques longues secondes dans ce tambourinement de syllabes puis une image apparaît.


Güz était enfoncée dans un monticule de coussins. Certains la recouvraient et elle trouvait réconfort par cette sensation d’être détenue captive dans un camaïeu marine de velours et de soies.

La quiétude n’était pas chose fréquente pour son esprit, particulièrement lorsqu’elle s’aventurait hors de chez elle. Alors elle profitait de ce court moment de paix et observait béatement face à elle la table basse dont la patine blanche étalonnait les teintes oranges et mauves d’un ciel flamboyant de fin d’après-midi. Un ciel encore chargé de particules d’eau, survivance d’une averse récemment tombée sur la ville d’ Istanbul.


Du toit terrasse où elle était assise, elle dominait les autres immeubles des pentes de Galata et la vue s’ouvrait au sud-ouest en direction de Sultanahmet.

Une enfilade de sept collines, sept petits dômes discrets qui s’apparentaient à des vertèbres, bombant la peau de la terre, et qui accompagnaient ce corps de roche agité d’un geste plus franc. Cinq kilomètres de ruade allant des remparts de Topkapi jusqu’au Bosphore. L’ultime soubresaut de pierres européennes s’affaissant dans la mer.

La ligne de crête était hérissée des minarets de Kalenderhane, Süleymaniye, Ayasofya... plusieurs excroissances dressées pêle-mêle, un poil hirsute manifestant le caractère revêche de cette partie de péninsule. Quartier abritant les communautés kurdes, arméniennes, syriennes agité à l’image du grand bazar, par les activités ambitieuses des populations immigrées provenant d’Asie mineure et de Proche-Orient. Réminiscence des comptoirs aux fonctions de synapses, c’est sur cette fin de terre qu’en débute déjà une autre. Et avec elle tout son imaginaire dont les peuples marchands sont les initiateurs.


Güz tente de se remémorer comment elle est arrivée sur le toit terrasse. Retrouver la suite de chemins empruntés, de décisions prises qui aboutirent à cette situation, certes ordinaire, mais la seule valable à cet instant précis.

Coutumière des sautes de sa mémoire lors d’extrême fatigue ou de période d’inadvertance, elle échafaude des hypothèses, suggère mentalement les scènes qu’elle a l’habitude de croiser lorsqu’elle erre dans Istanbul, espérant que l’une d’elle débusque un détail duquel elle tirerait ses souvenirs.

Mais ni l’univers familier du bus, ni l’agitation des chanteurs de rue d’Istikal Caddesi, ni l’odeur des marrons grillés des stands de la place Taksim n’éveillent un quelconque rappel à une situation récemment vécue.

Dans quel territoire obscur de sa mémoire restent dissimulées ces images ? Généralement, suite à un effort de concentration, elles ressurgissent avec la netteté d’un événement récent et se déplient telle une carte, se déploient tels des paysages, étalant les champs de relecture du passé.


Güz promène ses longs doigts fins sur le tissu d’un coussin puis d’un autre, essaye de ressentir la vaguelette de chaque fil.

Dessus... dessous... dessus... dessous.

Elle reproduit l’obsession enfantine, caressant assidûment la même partie d’un doudou, l’usant de ce besoin irrationnel de s’agripper à une forme fixe, s’accrochant sans le nommer à la sécurité d’une habitude.

Le velouté de la fibre, la résistance du maillage, elle imagine que cette ritournelle de gestes, l’attention portée aux nuances discrètes de sensations l’aideront à forer ses pensées et délogeront un souvenir qu’elle pourra enfin effiler.

Mais dans ce cas précis, aucun écueil accroche et l’obscurité de sa mémoire demeure insondable. Il semblerait qu’elle soit tombée là comme on tombe de la vie, nue de tout souvenir, sans humeurs et sans préjugés.

Seule cette question dans l’obscurité d’un prologue :

« qui dans mon entourage compte assez pour que ce moment ne soit pas insensé ?»


Las de chercher, son attention semble peu à peu se détourner de cette inquisition intérieure et elle observe de nouveau face à elle.


Deux hommes sont attablés.

Elle reconnut immédiatement l’un d’entre eux, Ahmet, son directeur, un cinquantenaire, parfaite descendance des figures ottomanes, puissant et charnu, le visage sombre, fier, passionné.

Sans entendre la nature de la discussion, elle regarde les gestes amples d’Ahmet, mouvements circulaires qui enveloppent son interlocuteur, un jeune homme frêle, cheveux mi-longs, la mâchoire haute lui conférant un sourire indélébile, tantôt moqueur, toujours distancié et juste, les yeux enfantins, noirs, fins, perdus dans un visage rond, dégagé, trop vaste. C’est un homme discret, coutumier à l’observation, indisposé par la volubilité des caractères orientaux.

Guz reconnaît Nicolaï Gogol dramaturge décédé 170 ans auparavant, et dont Ahmet lui a commandé la traduction de sa nouvelle « le journal d’un fou » du russe au turc.

Nicolaï, impassible se tient droit, le teint pâle, on dirait une idole de plâtre, fragile, risquant d’être brisée par la ferveur d’Ahmet.


Lorsqu’on l’interroge sur son métier de traductrice et le choix original d’apprendre le russe, Güz aime répondre qu’elle a appris le russe pour:

« плакать больше » - pleurer plus grand.

Elle est pétrie par l’écriture du jeune dramaturge de l’époque.

Elle s’emploie depuis des mois à devenir familière de sa plume, chaque mot qu’il a choisit de coucher sur le papier et tous ceux non-choisis, restés vaporeux, elle en a étudié le sens, la musicalité. Elle est devenue intime de ce territoire de pensées, chaque mot qu’elle affecte est emplit d’une présence souterraine, l’âme du créateur.

L’étude scrupuleuse et le dévouement pour son sujet ont naturellement engendré une

implication émotionnelle, un attachement, une forme d’amour pour le texte en lui-même.


Or, ce magnétisme est soudainement menacé par la présence de l’auteur.

Dès lors, l’ironie, la désinvolture, l’âpreté de sa langue, chaque forme d’expression employée convergerait vers ce même visage qui se trouve en face d’elle. Elle aurait accès à la manière dont Nicolaï ressent ces mots, elle percevrait le manque d’assurance de l’homme sans corrélation avec l’écrivain aventureux.

Pire, les traits de visage de Nicolaï continueraient de se mouvoir, ils orienteraient l’interprétation et de fait concentreraient l’énigme du langage sur cette unique incarnation. L’ouverture du texte s’appauvrirait de la vérité trop nette des yeux. Une vérité illusoire car, là où l’esprit continue d’être trouble, constitué d’un nombre abyssal de palettes et de représentations, le regard s’accroche fidèlement à une apparence unique.

Elle n’avait jamais pris conscience de ça, mais oui, il y avait chez elle une forme d’iconophobie qui avait orienté sa fidélité pour les textes, son attrait pour la sémantique, les mots et la dimension qui leur est propre. Ainsi en retour, du fait du métier qu’elle avait choisi d’exercer, cela avait accentué sa sensibilité pour ce territoire du langage qu’elle considérait supérieur car, là où une image ne peut être représentée que par une note, le langage s’apparente à une polyphonie, un territoire vaste, vibrant, insaisissable et incertain.


Un frisson lui parcourut tout le corps, remonta les omoplates, le cou jusqu’à la tête qui s’agita et sembla faire non de manière compulsive. Était-ce pour s’ébrouer de cette pensée?

Elle avait reconnu dans son attitude à l’égard des représentations physiques les mêmes motivations que les fanatiques qui brisaient les idoles en Syrie, à des centaines de kilomètres de là.

Certes elle ne jugeait pas avec la même radicalité les icônes, et surtout elle n’agissait pas avec la même violence. Elle préférait seulement détourner le regard, mais que serait un monde qui interdit à l’œil de susciter de l’émotion sous prétexte qu’elle serait moins ample que celle stimulée par des textes ? Et encore , ne fallait il pas reconnaître aux images, la possibilité d’une émotion différente, de posséder en elles-mêmes leurs propres mystères.


Dissimulée derrière ses coussins, elle n’était pas à l’affût mais planquée. Après ces maigres secondes de quiétude, elle renouait avec ses vêtements de tristesse et d’effroi.


À côté d’eux et sur tous les toits-terrasse de Galata, une foule dense s’était attroupée pour photographier les dernières lueurs du jour. Les rassemblements suscitaient une excitation grandissante, tous les murmures individuels se transformaient en clameurs collectives.

L’hystérie du sol contrastait avec le silence étrange du ciel et personne ne sembla s’alarmer de la disparition des oiseaux dont les vols zébraient habituellement le ciel. Le gigantesque mobile fait d’embardées lourdaudes de pigeons, des vols bas et amples des mouettes, des nuées lointaines d’étourneaux, tous avaient abandonné la ville, réfugiés on ne sait où.

Le soleil, déjà très bas, s’abaissait encore et à mesure qu’il s’enfonçait dans les zones couleurs de plomb. Il passait d’une lumière aveuglante blanche puis bleutée. L’œil spectral s’atténuait, devenait moins inquisiteur, puis il se transforma en un aplat de couleur jaune pâle qui se laissait observer, semblant rougir de cet aveu et virer à l’orange.

La lueur acerbe changée en couleur, son cercle se dessinait plus réel et on pouvait le fixer avec les yeux. C’est pour cela sans doute, que des foules se pressaient, afin de voir en face l’essence des choses, l’astre dans son court moment de tendresse.

Et il continuait d’éclairer pourtant.


On aurait dit qu’en rejoignant les immeubles d’aksaray sur la crête d’en face, on aurait pu, en tendant le bras, approcher le vieux ballon hilare flottant dans l’air, et plonger la main dans sa belle teinte chaude. Teinte qui se transformait peu à peu en texture, effusion de rouge et de jaune.


Ce n’était d’ailleurs plus un ballon, mais une immense arche ouverte dont le contour, toujours plus franc épousait celui de l’horizon. Et alors qu’elle semblait disparaître totalement voici que sa trajectoire changea, l’arc de feu réapparu et se mit à grandir follement.


Sifflement,

déflagration,

la mosquée bleue fut soulevée,

les minarets volèrent dans le ciel comme des quilles.

Des cris.

Le ciel devint rouge,

juste rouge.


L’épouvante à côté d’elle, Guz pensa :

« je vais enfin sentir ce que ça fait de mourir. »

Chaque seconde s’étirait en éternité.

Peut-être s’était-elle mise à penser plus vite.

Paumes des mains, joues, poitrine, pointé des pieds... Elle entreprit le recensement de chaque extrémité de son corps, histoire de les concerner et pour être sûre de recevoir cet instant avec tous ses sens en alerte.


Elle aurait voulu également pouvoir exprimer quelque chose à une personne qu’elle aime. Lui tenir la main.

Transmettre un dernier message.

Comme la fin ne venait toujours pas, elle s’interrogeait sur l’idée d’une parole qui serait consciente de son anéantissement quasi immédiat.

Mais elle persistait à considérer ce geste, la valeur d’une résistance qui se sait vaine.

L’ingénuité du beau face à l’absurde, bien en face, sans détours. C’était sa croyance.

Mais qui dans son entourage comptait assez pour que ce moment ne soit pas insensé ?

Et comme la déflagration semblait suspendue, la phrase revenait dans le temps dilaté.

« qui dans mon entourage compte assez pour que ce moment ne soit pas insensé ?»


Cette phrase martelait sur ses tempes de manière aussi incessante que des vagues. Les mots se dévêtaient de leur message, redevenaient suite de syllabes, grommelées, vacillées, frappées.

Et la suite de syllabes se répétant, perdait ses voyelles, devenait juste des accroches, un rythme.


La ligature des notes n’enveloppe plus seulement l’esprit de Guz mais s’incarne en vagues réelles, ressac fustigeant la coque du « caïque rouge ». Guz, la tête appuyée contre la fenêtre du navire traversant le Bosphore, qui somnolait jusqu’alors, laisse son rêve peu à peu se dissiper puisqu’il était arrivé à la fin de son cycle.

Elle ressent la véhémence de la houle qui bringuebale son cœur.

On entend contre le plafond de bois, le grésillement d’une pluie fine, enveloppante. L’hermétisme de la nuit est à peine fendu par l’amorce d’une lueur d’aurore pâle. De lourds rideaux de brume se sont déposés sur l’horizon et le détroit se retrouve cadenassé.

Seuls, en fond, comme si ils avaient été peint sur les parois de sa cage, trois corps de terre, Aksaray, Maçka, Kadikoy, allongés, ridiculement petits face à l’ampleur du ciel.


Le Bosphore continue d’être traversé par une flotte de cargos, porte-conteneurs en file indienne. Les pavillons sont intrigants et les noms ont des sonorités exotiques.

Qizil Chaqmoq, Kabut Listriq, Tayir Khafif...

Mystérieuse apparition provenant de derrière le brouillard. Ils se dirigent à la même cadence, imperturbables, comme des bêtes provenant d’un autre monde, puis empruntent le chenal bordé de palais, pour plonger de nouveau dans la brume vers l’Est, en direction de la mer Noire.


Le « caïque rouge » est un vapur , il fait la navette et relie les deux rives d’Istanbul. Il semble dater de l’âge d’or de la marine de croisière, un clin d’œil manifeste aux romans de Jules Verne, y sont exhibés de vieux instruments de navigation en laiton dans une grande cabine Art Deco.

Chaque élément de mobilier a été l’objet d’une attention particulière, d’un dessin relatif à l’esthétique de l’époque, fait de répétition de lignes parallèles, de hachures, de chevrons. La charpente est constituée de redoublements de lamelles délicates, une sombre pour deux claires, plus longues et plus fines.

Et ainsi de suite, le rythme se répétant à la manière des touches de piano.

Les boiseries à peine incurvées délimitent de larges ouvertures et on peut s’imaginer à l’intérieur d’une grande mouette évidée, dans sa cage thoracique de bois vernis.

Cage à travers laquelle on peut apprécier le panorama.

À bâbord, Istanbul,

à tribord, Istanbul,

en face et derrière, Istanbul.

Si bien qu’on peut se sentir dans le bateau, ici à équidistance des rivages, en plein cœur de la métropole turque, au lieu originaire de sa dramaturgie, sur la faille qui sépare l’Europe de l’Asie.


Une cage qui flotte à l’épicentre d’une ville-faille et que le ciel a enlacé.


Le bateau continue d’être balancé vigoureusement par la houle, les boiseries grincent, ressassant une complainte monotone.

Les flammèches des appliques brillent d’un feu orange, elles sont comme des lanternes magiques et le bateau un sémaphore. Guz observe là-bas les flancs urbanisés de la métropole.

À distance, dissimulée derrière des rideaux d’eau, Istanbul se donne différemment, elle se revêt de toute son histoire, elle redevient Bizance, Constantinople.

Parce que les collines sont plus imposantes que les étalages de téléphonie, parce que les minarets dominent encore les constructions récentes de Sultanhamet, parce que la lueur pâle du ciel domine nettement le grésillement des feux tricolores...

la distance remet la constitution d’un paysage en perspective. Alors la dense histoire de la ville reprend sa domination sur toute forme d’agitation quotidienne.


Istanbul a cette allure de chimère, proférant son râle matinal de voix, de moteurs, de rideaux de fer, on dirait les toussotements d’une fumeuse au réveil.


« Il fut un temps où Istanbul,

la ville d’iodes, de miroirs et d’épices,

la ville aux trois noms n’existait pas,

où les océans n’existaient pas.

C’est de ce temps que je m’apprête à être la voix.

Et comme l’irréfutable vient de celui qui a vu de tout en haut,

ce chant me fut raconté par la gorge d’un oiseau.

Il m’éveilla chaque matin de son chant,

et plus il me serina cette histoire,

plus mes yeux s’enfoncèrent dans le noir. »


Une vieille dame déclame ces mots comme un rite, elle est tellement voûtée que sa tête atteint tout juste l’appuie-tête des sièges. Les yeux clos, elle se déplace avec aisance, esquivant les obstacles, anticipant plus mystérieusement encore les remous de la houle, à la manière d’une cavalière connaissant parfaitement le cheval qu’elle monte, prolongeant chacun de ses mouvements avec dextérité.

Elle a autour des yeux d’imposantes ecchymoses, ses paupières supérieures, étendues, semblent cousues à celles inférieures, de sorte que deux maigres îlots de peau jaunes et flétris sont encerclés de chair violette, tuméfiée.

L’ensemble du visage reste déconcertant par la sérénité qu’il dégage, contrastant avec l’apparente douleur dont il fait état.


« Andalar et Marmara avaient trois fillettes,

Les jumelles Aksaray et Maçka, Kadikoy était leur cadette.


Andalar était un chevrier avec une grande notoriété,

Partout on vantait ses connaissances de la terre,

Il entendait avant qu’elles soient prononcées les sentences des divinités,

Se référant dans la course des astres pour sortir des déserts.


De Bergama à Mersin on lui confiait les plus précieuses richesses

Qu’il convoyait à l’Est, là où le jour et la nuit se lèvent,

Enki, dieu de la terre avait dans cet orient une maîtresse

à qui il faisait porter pour offrande, le plus beau de ses cheptels.


Il fit appel à Andalar pour servir de guide à son bétail,

rejoindre l’orient à travers les plaines anatoliennes

Mais le berger, par lassitude avait développé une faille,

Chaque soir, il s’échappait là où un déni de réalité l’entraîne,


il usait de fatigue, de faim et d’insolation,

Puis il découvrit près de Siirt sur l’étal d’un forain

Ce qui deviendrait sa nouvelle addiction,

La piqûre du scorpion et la fièvre que provoquait son venin.


Lors de chaque traversée, ses caravanes en portait une caisse,

à peine plus grande qu’un chat et peinte d’indigo,

Il s’isolait puis l’ouvrait quand le jour s’abaisse.

Et à sa contenance abandonnait sa peau.


Aimant entendre la polysémie de ses anciennes vies,

Une fois piqué, il était pris d’une fièvre atroce,

Son visage transpirant voyait au-delà du monde fini,

vapeurs et brûlures le rongeaient jusqu’à l’os.


Mais un soir qu’il s’oubliait à sa coutume,

il perdît le bétail du dieu de la terre,

Andalar rentra seul et conscient de son infortune,

Inquiet des représailles qu’Enki pourrait lui faire.


Le dieu n’apparut qu’au crépuscule de la lune rousse,

Frappa de sa lance le rocher sur lequel il se tenait,

Kadikoy fuyant vers l’Est fut arrêtée dans sa course,

Une puissante lance traversait son mollet.


Allongée au sol, ses membre durcirent comme de la pierre,

Il ne sortit de sa bouche ni souffle ni mot,

Ses yeux sans vie fichaient dans ceux humides de sa mère

Qui ne pu retenir ses sanglots.


Les jumellles Aksaray et Maçka se tenaient dans la pénombre,

Et c’est enlacées qu’ellles furent atteintes par la seconde lance,

Le bois retenant les deux corps avant qu’ils ne s’effondrent.

De Marmara s’écoulèrent les pleurs continus de souffrance.


Ses trois filles transformées en collines comme l’atone.

Elle disparut dans ses larmes et naquit le premier océan

Mar-mara la mer-mère sur la terre s’abandonne

Au malheur d’avoir perdu tous ses enfants.


Seul au milieu de sa famille transformée en éléments,

Andalar plia les genoux pour baiser et implorer le sol,

Mais Enki à ses supplications restait indifférent.

Il parti et n’eut à l’égard du berger aucune autre parole.


A force de se prosterner le malheureux plongea dans son ombre

Ses mains, son visage et son torse s’effritèrent

Le berger se confondit à la surface du monde

ne s’incarnant même plus dans la simple poussière.

Il s’infligea une ultime et éternelle mission

Chanter aux chiens et aux chats de toute l’Anatolie,

Les charmer et leur faire traverser les régions

Pour qu’au Bosphore ils tiennent à ses filles compagnie. »


La vieille dame déambule parmi l’assistance encore languie de rêves, favorisée par le bercement de la houle. Derrière le comptoir au centre de la cabine, un homme parfaitement habillé, indifférent au chant de la vieille, s’affaire. Il semble avoir toujours eu cette précocité qui l’amène à être l’hôte des instants matinaux.

Il est cinq heure et lui s’agite avec adresse.

Exhalaisons des pâtisseries huileuses et sucrées, odeurs d’herbes bouillies, vapeurs de thé emplissent la cabine et se fixent aux vitres.

Güz, la tête posée contre l’une d’entre elles, laisse la buée se concentrer puis couler sur une de ses mèches brunes qui s’en alourdie. Elle regarde la goutte poursuivre son parcours vers le sol, et ses yeux s’abaissants, elle fixe un peu plus loin la surface de la mer. Le ressac, les embruns produisent une marbrure bleutée à la surface de l’eau.

Opale opaque, couleur bleu vert d’eau, une mer pas trouble mais épaisse, une acrylique qui se serait durcie à peine étalée et forte de reliefs.

On aurait dit, avec cette eau massive absorbant tous les raies de lumière, étendue sombre éclairée par le halo de lumière du vapur, une lueur chaude, scintillante et frêle de bougie, une toile de Turner, la capture d’un instant de poésie tragique, l’îlot salvateur et fragile malmené par le tumulte glaçant des flots.


Des myriades de méduses languissent à la surface, toutes identiques, plus ou moins volumineuses, glissant dans la même direction, comme animée d’un but dans leur perpétuel voyage, acceptant la destinée d’un courant. Elles forment à la surface de l’eau un immense motif de pois blancs, pérégrin et calme.

Elles iodent l’air, le parfument d’un sentiment d’embrun métallique, celui mélancolique de corps naufragés. On peut le sentir s’engouffrer quand un des passagers ouvre la porte qui donne sur le pont. Les senteurs marines percent celles d’herbe et d’épices, ébrèchent un court instant la coque de noix qui fait foyer.


Le banc de méduses est survenu avec le matin, en provenance d’on ne sait où, comme si la nuit avait ouvert un passage.

Il y a des jours où Istanbul n’est reliée au reste du monde que par la mer. Des jours où les boulevards tumultueux semblent s’être emmêlés, où le ciel a fermé l’horizon des routes, où le dédale tentaculaire de rues ne propose plus d’issues. Les hommes captifs de leur citadelle démentielle, observent alors la surface du Bosphore, ultime fenêtre vers un ailleurs.

——


Le récit se prolongera avec les pensées de deux autres passagères, Tugce et Niile. Pensées entrecoupées par la fable de la vieille dame et par quelques prises de vues sur une Istanbul révélée à la lumière d’un jour en train de se lever.

La fable évoquera au travers d’autres métamorphoses de personnages, le développement de la ville, elle s’appuiera sur trois éléments qui lui sont incontournables :

l’iode, les miroirs et les épices.

( par extension: la mer, la lumière et la terre)


Les deux autres passagères forment avec Güz, un triptyque. Trois personnages féminins de 25-30 ans, habitant chacune sur l’une des collines déjà évoquées, Kadikoy, Aksaray et Macka. L’objectif étant de décrire cette génération de femmes en décalage avec la précédente et qui se retrouve précurseure donc sans référents.

La volonté d’émancipation inspirée par l’ouverture internationale d’Istanbul. La confrontation à une Turquie prise par un regain traditionaliste.

Évoquer leur souhait d’une expérience de la vie plus vaste ( liberté) et la difficulté de s’affranchir du regard protecteur familial qui a lutté pour une vie plus confortable. Faire état de cette impossible conciliation, des difficultés affectives à décevoir des parents qui ont toujours fait preuve d’ingérence, particulièrement en ce qui concerne leurs filles.


L’une de ces femmes s’appelle Tugce, elle est hôtesse de l’air pour Turkish Airways. D’origine Tatare, sa famille a quitté les steppes d’Asie centrale pour la Crimée, puis a subit un nouvel exode forcé jusqu’aux rives du Bosphore. Initialement bergers et nomades, ils associent la sédentarité à la modernité, le confort matériel et à une forme de réussite sociale.

Tugce a choisit ce métier d’hôtesse de l’air pour une émancipation économique. Elle n’a pas eu de difficulté pour obtenir ce travail, le cosmopolitisme de sa famille lui a inculqué une appétence pour les langues, et puis son apparence métissée de cultures russes, mongoles, chinoises, indiennes, caucasiennes, semble l’incarnation du voyage.

Au cours des escales, elle s’enrichit des cultures, elle leur porte une grande curiosité, et picore, assez naïvement par-ci par-là des coutumes qui la séduisent. C’est l’incarnation d’un cosmopolitisme 2.0 en regard de celui de sa famille. Il y a d’ailleurs un clin d’œil ironique entre son métier actuel et celui de ses ancêtres, guider des troupeaux de transhumants....

Ce avec quoi ses parents espéraient rompre, elle s’en est involontairement rapprochée. Elle reconnecte sans l’avoir souhaité, avec une forme de nomadisme, mais selon une échelle plus vaste et à un rythme plus accru.

Un jour à Cape Town, le lendemain à Séoul, deux jours plus tard les capitales européennes... Elle a aperçu tous les points névralgiques du monde, tous les territoires qui succombent sous l’afflux touristique.

La planète est une ribambelle de cartes postales toutes plus merveilleuses les unes que les autres, épinglées dans sa mémoire, et pourtant...

Chaque territoire rencontré s’est fait sans la beauté du chemin pour y accéder.

Elle ressent ce mal-être de l’absence de profondeur.

Parachutée, seule, elle s’installe dans une chambre d’hôtel insipide que sa compagnie lui a réservé... 714, 308, 520, 206...

Toujours trois chiffres, le premier pour l’étage.

Elle visualise déjà le couloir, puis la fenêtre de sa chambre, l’obscurité de la nuit derrière, son reflet, sa solitude entourée de murs nus, la lumière crue, les draps blancs, le linge blanc.

Avant elle, rien.

Après elle, rien.

Elle voudrait comme les plantes faire racine. Mais il ne semble rester aucune trace d’elle partout où elle passe.

Las Vegas, les pyramides, la Tour Eiffel, le Corcovado...

elle pense à l’énergie déployée par les hommes aux quatre coins du monde pour procurer une émotion ;

les chutes du Niagara, Bali, le Vésuve...

c’est aussi beau que c’est triste la nature aussi grandiose soit elle suffocant du cérémonial qui nous fait accéder à elle.

Et aussi, elle sent bien son corps toujours plus insensible, accoutumé aux intensités les plus fortes et usé à force de passer les détecteurs de métaux, les checks point de douanes, les mêmes gestes observés par des passagers même plus amusés, tous les jours, l’uniforme.. elle ne voit plus, à travers la grande diversité des apparences, que l’uni-forme. Qu’est ce qui pourrait éclater cette bulle du réel où tout semble devenu si fade?

Elle sait la violence de la routine, plus forte que tout, ennemi infiltré à l’intérieur d’elle.


Tugce a eu cette intuition étrange, elle ne peut rien construire, et elle a préservé sa chambre d’adolescente, la seule racine dont elle imagine pouvoir fleurir. C’est ici qu’elle vit quand elle n’est pas ailleurs, mais ce lieu est sous l’égide de ses parents.


Elle tient deux journaux intimes où elle collectionne deux séries de photos distinctes.

-Dans l’un, les photos la présentent droite, elle pose toujours de la même manière, la jambe droite se plaçant devant la jambe gauche pour que sa silhouette paraisse plus élancée. Le même sourire faussement radieux, juste assez retenu pour ne pas faire grimacer le reste du visage. Poupée de cire, rien ne laisse transparaître une émotion. Et en fond, les lieux remarquables, les points de vue harmonieux et justes, Paris, Cape Town, Cuba...

-Dans l’autre, elle se met en scène dans sa chambre d’enfant. Elle se travestit, se déguise, grimace, fait semblant d’hurler, de pleurer... elle s’attelle à faire rejaillir ses émotions dans leur forme la plus primaire. L’appareil photo, plus proche, ne capte qu’un bout de membre flou, et en fond toujours cette même pièce éclairée à la lumière rouge pour faire ressortir sa chair, cette chambre enfantine dont les murs sont peint en bleu roi, et où tous les meubles sont blancs, tous les objets sont blancs, toutes les peluches sont blanches...


La troisième femme, Niile, est peintre et chorégraphe, elle tente d’adapter une pièce de Sarah Kane en y associant la danse des derviches. Elle cherche à établir un fil entre le mal être de la dramaturge et la transe que produisent les adeptes de Rûmi.

Paradoxe entre sa propre recherche de sérénité ( yoga) et l’admiration pour l’écrivaine suicidé.

Ses peintures se nourrissent de ces antagonismes. Des portraits de femmes, elles sont composées d’un patchwork d’éléments à la manière d’Arcimboldo. Elles se regardent dans un miroir et leur reflet est constitué d’éléments opposés à ceux de la personne réelle. ( exemple: la femme est constituée d’éléments se référents à la ville, son reflet est fait d’éléments se référents à la campagne)


De Kefken à Akçakoca

-Là où s’effacent les chemins, la solitude enfle. Il semble possible de s’enfoncer encore un peu en elle. L’impression de voir les portes d’un monde se refermer sur mon passage. Celles d’un autre s’ouvrent mais il faut que je réapprenne à le voir.


-J’ai traversé quatre villages de suite où sur chaque pas de porte des maisons était posté un setter anglais. Le même tableau se reproduisant m’a fait pensé à une scène qui pourrait provenir d’un film de Wes Anderson ou de Tim Burton.


-Il vient toujours un moment où l'on a trop vu un paysage, de même qu'il faut longtemps avant qu'on l'ait vu autant qu’il le fallait.


-Amère entrevue où l’instant d’illusion me fait croire à la possibilité d’étreindre mon passé.


-Écrire un texte sur le vélo qui associerait l’idée de cycle et celle de chemin, qui raconterait la recherche d’équilibre entre une errance et une coutume. L’association de deux concepts antinomiques.



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hporte44
hporte44
May 09, 2021

"Mais moi je ne m'attache qu'aux noms et aux visages, et je les thésaurise comme des amulettes pour conjurer le désastre. Je choisis dans le hall un visage inconnu et j’ai du mal à boire mon thé lorsque celle dont j’ignore le nom vient s’asseoir en face de moi. Je m’étrangle. Je suis secouée par la violence de l’émotion. J’imagine ces gens sans nom, ces gens sans tache, qui m’observent derrière les buissons. Je saute très haut pour provoquer leur admiration. La nuit, dans mon lit, je déclenche leur total émerveillement. Je meurs souvent percée de flèches pour faire naître leurs larmes. (...) C’est pourquoi je déteste les miroirs qui me montrent mon vrai visage. Seule, je tombe souvent dans…

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Thomas
Porte
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