De Kars à Istanbul
En raison de la situation sanitaire, les frontières iraniennes, géorgiennes sont toujours fermées, celle avec l’Arménie est constamment incertaine et du fait du conflit au Haut-Qarabag elle n’est pas plus ouverte. Il est possible d’entrer en Irak mais ça reste un cul-de-sac puisque seule la partie kurde est accessible.
Je savais que la Turquie serait un pivot du voyage, il n’est manifestement pas enclin à me laisser basculer dans cette seconde partie du parcours. L’incertitude plane sur des dates éventuelles de réouverture.
Mon plan B était de passer l’hiver dans cette région, s’eut été un nouveau clin d’œil à Bouvier. J’aurais surtout ainsi pu entretenir un rapport nouveau avec cette terre et ses habitants.
En effet, j’ai depuis le début du voyage, une légère frustration en raison de la distance que je maintiens avec les gens que je croise. De par l’usage du vélo, je reste toujours sur la tangente. Or mon caractère sollicite la patience dans le tissage des relations. Passer l’hiver dans un village me permettrait d’aller un peu mieux à la rencontre des habitants. Je suis déterminé à faire les démarches pour un visa résident.
Sur le parvis du bureau d’immigration de Kars, il y a une cérémonie en l’honneur de quelques vétérans de l’armée. Ils sont 7, les corps rabougris retiennent mal des costumes alourdis de décorations, surcouches de tissus auréolés de plumes, de métaux , uniformes baroques considérés avec un sérieux diligent.
Eux, déjà las de porter un tel passé, doivent encore s’y atteler physiquement, rappelés toute leur vie au pacte signé il y a cinquante ans, un pacte à peine choisi. Aussi longue soit-elle, quelqu’en la manière, à l’armée on donne sa vie.
La menace terroriste s’ajoute aux mesures de pandémie, j’entre dans le bâtiment difficilement. L’homme en charge de l’immigration me fait comprendre qu’il aurait pu accepter ma demande de visa mais qu’il préfère refuser. Peu enclin à prendre une responsabilité, il sous entend que peut être d’autres bureaux d’immigrations dans les villes de Van, d’Erzurum pourraient accepter mais que le plus probable est de faire ma demande à Istanbul.
Je choisis cette dernière option et 24h de bus plus tard je tente à nouveau ma chance qui est encore refusée. Je dois me résoudre à quitter le territoire turc.
Mon plan C était de rejoindre la Grèce pour rouler au Péloponnèse et découvrir la partie ouest du pays mais elle vient d’annoncer un reconfinement strict. Alors je me rabats sur la Bulgarie qui s’avère finalement être la seule possibilité de quitter la Turquie par voie terrestre.
Cela fait plus de six mois que je n’ai pas utilisé d’autre moyen de locomotion que le vélo et par conséquent j’ai pris l’habitude de sentir les paysages glisser lentement, suivant ma cadence. Ainsi, leurs variations s’inscrivaient sous la tutelle de mes efforts.
Alors je vis assez mal ce grand bond de 1800km « en arrière » sur un sol que je parcourais 4 mois plus tôt en plein cœur de l’été.
Le bouleversement est brutal entre les steppes arides sous un soleil certes essoufflé mais franc et clair, puis ces montagnes bulgares sombres couvertes de forêts denses et d’un sol dégorgé d’eau , crêpelé de feuilles rousses et noires. L’obscurité, l’humidité, le froid, je dois m’accommoder de ces nouveaux éléments.
Il en est des humeurs comme des parfums, ils ont ceci de complexe que , du fait d’être composés de très nombreuses notes à peine décelables, ils forment un ensemble particulièrement difficile à traduire et partager. La note de tête, bien que plus prononcée, n’annule pas celle de fond, ni celle de cœur. Peut-être même que ces dernières la rehaussent, la sous-tendent. On est traversé chaque instant par un ensemble de sensations, parfois contradictoires et qui constituent, comme l’amas de particules, un nuage changeant.
Parmi ces notes, le retour forcé est amer, il rassemble une mélancolie, un sentiment d’échec et une séparation intérieure.
Certes j’ai bien conscience que je me heurte à un aléa extérieur, aléa étant un euphémisme tant il bouscule toutes les vies et leurs projections. J’ai conscience aussi qu’en m’engageant dans cette aventure, il faut admettre le principe même d’aventure, à savoir un parcours fait d’embûches imprévisibles. Embûches qui n’interrompent pas l’aventure mais lui donnent toute sa saveur d’inattendu, je dois apprendre à en être curieux.
Cette note, bien que mesurée, persiste et participe à une humeur d’ensemble. Elle devient, selon ma faculté à être enthousiaste, plus ou moins bruyante.
Ce n’est d’ailleurs pas tant le sentiment d’échec qui malmène l’esprit. L’aiguillage « forcé » a coupé une part de moi qui continue le voyage « idéalisé ». Je ne peux m’empêcher d’imaginer où je serais aujourd’hui si tel événement n’était pas arrivé. Ce « voyage fantasmé » s’ajoute à celui débuté le 15 mars lors du premier confinement. ( dans celui-ci, je fête Noël entre Darjeeling en Inde et Mandalay en Birmanie)
C’est une maladie très humaine, relative à notre faculté à imaginer, que de prolonger des existences conditionnelles qui ne se sont finalement jamais produites.
Je sais qu’il me faudra un peu de temps pour maîtriser et assimiler ces parts de moi qui continuent de se balader par esprit et qui n’interdisent pas de profiter du voyage réel dans lequel je suis encore investi.
De Istanbul à Kardzhali
Un soir, j’ai dansé seul sous le couvre feu et l’orage dans les rues escarpées de la vieille Istanbul. Il n’avait pas plu depuis si longtemps et le ciel se déchargeait enfin. Une heure auparavant la foule butinait allègrement les ultimes senteurs de l’été. Ces dernières étaient maintenant fixées au sol par le premier orage de l’hiver, puis étaient emportées par lui comme un fleuve, une rouge infusion d’encens et de terres en guise de crépuscule. Toute l’eau, affluant de la place Taksim, affouillant les pentes noires du quartier Galata, butait contre chaque assise d’escalier, tentait d’entraîner avec elle les appuis, les pieds. « C’est l’aspiration du Bosphore, Poseidon appelle son dû !» aurait entonné Holderlin. Un dieu fleuve coule dans les rues d’Istanbul. Cette ville me fait penser à un chat, lunatique, capricieuse, enthousiaste, changeante. Visconti dit qu’il faut que tout change pour que rien ne change, et c’est ainsi qu’Istanbul plus qu’aucune autre ville maintient ce caractère prononcé de félin, mutine, joviale et boudeuse.
La même nuit j’ai rêvé fort. Je descendais en barque ces rues de la vieille ville que l’eau occupait généreusement. Des chats m’observaient du haut des balcons, et les habitants, penchés à leur fenêtre déversaient des seaux dans la rue, le contenu, des milliers de petites lettres d’alphabet volaient dans l’air et en tapant la surface de l’eau , faisaient flap flap flap, comme un battement d’ailes de canard. Une fois le seau déversé, ils souriaient , ils grimaçaient, on eut dit qu’ils choisissaient d’abandonner la parole au bénéfice d’une expression faciale. Les chats impassibles demeuraient comme des statues d’ivoire, de granit, de basalte.
Tous les chats ont une même mère, Istanbul, pensais-je.
Les lettres flottent à la surface et commencent à se diluer au contact de l’eau. Cela se transforme en une encre épaisse qui fait miroiter la nuit jaune de novembre encore groggy par l’orage qui vient de se déverser.
La barque se déplace guidée par le courant placide, l’eau est huileuse et lèche les façades de la ville pierre. Il s’y dépose une couche suintante et tout brille.
Arrivé à la tour galata fichée dans le dédale des ruelles tel un phare dans sa baie, j’entends le bruissement d’une eau plus active. La pente se raidit et le cours devient torrent qui martèle les marches de l’escalier Saint Georges. Il traverse un bazar et emporte les étals de fruits et de légumes. Ici les habitants ne jettent plus des lettres mais des fleurs. L’ensemble flotte à la surface, danse mollement au gré des remous et je continue de me laisser porter parmi la nappe de provisions multicolores en direction du pont galata.
Déjà dans la perspective des rues je peux voir la rive Süleymanyie et ses minarets qui griffent le ciel. Le plateau supérieur du pont est hérissé de centaines de pêcheurs, la ville semble tendre ainsi d’innombrables piques à l’encontre du ciel. Les fils des cannes à pêche forment un immense voile de nylon où se pressent les nourritures charriées. Derrière le voile, dans une eau nettoyée, je vois les ferrys d’Istanbul, navettes en bois d’une autre époque, réaliser des va-et-vient entre le continent asiatique et celui européen, comme si autant de mains invisibles tentaient désespérément de couturer les deux rives.
De Karzhali à Smolyan
Quand je traversais le Kirghizistan à vélo, un homme m’avait interpellé pour me demander : « sais tu pour quelles raisons les routes soviétiques sont si mauvaises ? »
Et de me répondre « c’est pour prouver au monde que nous construisons les véhicules les plus performants. »
La Bulgarie s’inscrit dans cet adage, asphalte défoncé, on dirait une peau de serpent, écaillée, rugueuse.
Les montées et les descentes s’enchaînent, tant et si bien que l’une de mes pédales se casse. C’est embarrassant un vélo quand il lui manque une pédale... je fais demi tour pour être dans le sens de la pente et me laisser couler jusqu’à Rudozem au fond d’une vallée. Le village, autrefois animé par son activité minière est désormais à 80% abandonné. Au milieu des friches industrielles en briques, des cités ouvrières désaffectées, persistent quelques carrossiers dont j’ai du mal à envisager la clientèle. Je croise un groupe d’hommes en train de boire du raki sur des jeux pour enfants à l’allure soviétique. Ils doivent avoir la trentaine et j’imagine que ce terrain de jeux supporte leurs longues après-midi depuis 25ans.
J’explique mon problème et l’un d’eux, Mehmed se propose de m’aider.
Parmi les devantures closes de la rue principale, il reste une station service ouverte, une boutique de matériaux de bricolage et une épicerie. Nous entrons dans cette dernière, la pièce, éclairée au néon bleu est comblée de monticules d’objets adossés aux 3 murs et à la vitrine. Ce sont des bocaux artisanaux, des cartons, des conserves, des sachets d’épices qui s’élèvent jusqu’au plafond et dont les bases, boursouflées laissent un maigre parcours jusqu’à la caisse. La gérante est une vieille dame aux cheveux bouclés, ébouriffés et gris, ce qui lui confère un minuscule visage tout rond. Sa voix est enfantine et claire.
Mon camarade lui traduit ce que je recherche: « педали за велосипеди »
Elle répète plusieurs fois... pedali za velocipedi , les mots roulent, comme pour déclencher un souvenir.
À la quatrième adjuration quelque chose semble s’être produit, une image, la mémoire d’un geste refait surface. Elle entonne un chemin de mots obscurs, saisit ce fil qu’elle seule peut voir et se dirige précisément au pied d’une paroi de bocaux de poivrons vinaigrés, plonge son bras, tâte et sort du fond de l’étagère un jeu de pédales. Elle le tend de ses petits bras, fière de son effet à mon traducteur qui pousse un cri de joie.
En sortant de la boutique je me demande si elle n’a pas été déçue d’une demande finalement aussi banale. J’aurais dû lui demander une chouette à quatre pattes, du lait de licorne ou un vaccin contre la covid.
Il nous reste à trouver les bons outils pour finir la réparation. On traverse avec Mehmed le parc, austère, parsemé de tours décrépies dont les balcons s’effondrent. Le linge sèche sur les armatures de bétons dépouillées et laisse imaginer que ces monuments en ruine du règne soviétique sont encore surpeuplés.
Des empilements de rondins forment des murets de deux étages, l’hiver est l’unique préoccupation et les haches fendant le bois et le bruit des moteurs de tronçonneuses habitent la vallée.
On retrouve un ami de Mehmed à l’entrée de son garage, il répare immédiatement le vélo.
Je quitte un Mehmed ému comme un enfant peut l’être lorsqu’il regarde partir l’oisillon qu’il a pris soin de guérir.
De Smolyan à Sofia
Je reprends ma route et poursuis l’ambition de longer la ligne frontalière avec la Grèce. Chemin de montagne escarpé devenant parfois sentier. Je suis plongé dans la pénombre de sous-bois qui suintent fort.
Les gouttes tombant au sol scandent et matérialisent cette sensation d’espace resserré comme on peut l’entendre dans une grotte. Le son est lourd et suivi d’un léger échos, on se sent enveloppé par la fourrure épaisse des feuillages roux et or.
Les villages se raréfient, je passe une journée sans en voir, des premières plaques de verglas rendent la progression difficile et périlleuse. Je privilégie le hors piste pour que le pneu s’accroche aux aspérités du terrain.
Trois blocs de bâtiments apparaissent dans une zone plus dégagée de la forêt, ils sont clôturés par un grillage maigrelet, pourtant je comprends assez vite grâce aux logos arborés qu’il s’agit d’une prison. Les matons accourent dans ma direction et me font comprendre qu’il serait préférable que je fasse demi-tour car la suite du parcours est dangereuse. Ils énumèrent : neige- mauvaise route- arbres cassés- ours...
Déjà un peu sceptique depuis quelques km en raison des signes de faiblesse que présente ma pédale achetée la veille, j’écoute leurs conseils et rebrousse chemin en direction de Sofia.
"C'est ça que j'ai envie de décrire, cette sensation de mélancolie, d'épuisement du sens, qui, d'un coté, peut-être une sensation pénible, mais qui, de l'autre, peut-être aussi un sentiment lumineux. L'homme triste, c'est l'homme pensant, l'homme triste, c'est l'homme contemplant. Je pense que, lorsque l'on raconte une mélancolie, elle devient plus lumineuse. C'est la mélancolie non racontée qui est une mélancolie pesante.
(...)
Tu expires le mot, il est si léger, tu gonfles ses voiles et l'envoies vers le port de l'autre.
(...)
Parfois, j'ai quarante-quatre ans, parfois quatre-vingt-onze, parfois je suis dans le labyrinthe d'une grotte ou d'un sous-terrain, dans la nuit des temps, parfois dans l'obscurité d'un utérus encore pas né.
Le plus souvent, j'ai dix ans.
(...)