La nuit tombe vite, à 18h le campement est monté.
Alors il faut trouver comment se divertir dans cette obscurité précoce. Rien de tel que le feu, l’hypnose par la danse des flammes. Sentir ses membres s’assoupir sous l’effet de la chaleur diffuse. Une cheminée de pierre fait luminion. Éclaire sous la jupe des arbres, révèle leur charpente balancée. Dans le foyer, une branche s’embrase, une traînée de sève expire, sifflement d’air sorti d’on ne sait où, sorte de gaz piégé par l’arbre comme ces gaz de schiste retenus dans la pierre. une douce odeur de résine grandît, puis de pomme de pin, pointe de mûre et de fenouil. J’ai sacrifié deux rayons de rechange pour faire des brochettes de viande. Elle vire du rouge au brun. La fumée s’empare de mes narines de mon palet, assèche la peau. Même le feu le plus modeste occupe l’attention de tous les sens.
Déjà le bois se durcit, semble devenir pierre, se sépare comme un caillou d’une falaise et tombe sèchement, claque sur le brasier, provoque une nue de cendre, posé dessus, puis ingéré, il devient tas.
Action répétée. La nuit est claire. Je n’ai jamais été aussi proche de la nuit syrienne de Yourcenar et son Hadrien. À mesure que le feu se tasse, se transforme en une simple surface, expirant une toile incandescente declinante. Une dernière fois quelque chose à l’intérieur du feu produit une légère détonation, suivie de quelques crépitements. Des étincelles s’élèvent puis deviennent cendres et planent, allégées de substances. Filaments gris et blancs agités par la cheminée d’air chaud. En fond, les étoiles apparaissent, le ciel s’étend. On dit une nuit inondée d’étoiles, étrange référence à l’eau pour signifier autant d’astres que de gouttes. Je m’allonge, porte ma main au visage et inspire l’air piégé par ma paume recroquevillée en forme de coquillage. La main construit une cavité d’où exhalent les odeurs de terre, d’écorces de pins, de feuilles de laurier et de paille.
J’hume la dernière trace de tout ce qui est passé. L’ultime souvenir des choses passe par l’odorat.
Puis, j’étire mes bras, mes jambes, agrandi la surface comme pour mieux embrasser la sérénité de l’instant. Accueillant enfin le silence, je m’assoupis.
Un soir au Kurdistan, je cherchais un lieu pour mon feu. Un lieu éloigné des champs d’herbes sèches. Et le seul endroit suffisamment minéral pour ne pas risquer d’incendies s’est situé sous un fil barbelé. Je décidais de faire mon feu à cet endroit. Le foyer éclairait les pointes qui brillaient chaudement. En fond les étoiles et dans l’ensemble des vallées en contre-bas, aucun village, tous les flancs de montagne semblant s’unir d’une même obscurité, d’une même liberté. La région est montagneuse, la vie s’accroche péniblement sur les versants abruptes, seuls quelques maquis kurdes persistent. Ils savent que cette région est difficile à maîtriser, à administrer. Le barbelé pendait comme un fil à linge, idiot, insensé face aux immensités lassives et offertes. Immensités de terres indociles et de ciels-fauves.
Mes bivouacs me rendent plus heureux que les haltes à l’hôtel, l’immeuble retient une chaleur immobile que la nuit ne chasse pas. Les fenêtres dirigent les regards. Un silence trop grand fait naître des acouphènes. Je préfère entendre les branches balancer sous le vent, la toile de tente s’infléchir, le sable caresser la surface. Même si je sais que je serai probablement réveillé une dizaine de fois, ce sera autant de rêves qui offriront leurs scènettes. Et impatient, je les attends.
Une nuit que je dormais sur la terrasse d’un restaurant suspendue dans un arbre, en face de yeni kale, le sommier s’est affaissé sous le poids de mes songes.
« J’ai dû rêver trop fort » disait bashûng.
Et Chateaubriand : « Alexandre Le Grand créait des villes partout où il courait, j’ai laissé des songes partout où j’ai traîné ma vie. »
La terre seule semble pouvoir soutenir mes aspirations.
" Françoise venait allumer le feu et pour le faire prendre y jetait quelques brindilles, dont l'odeur, oubliée pendant tout l'été, décrivait autour de la cheminée un cercle magique dans lequel, m'apercevant moi-même en train de lire tantôt à Combray, tantôt à Doncières, j'étais aussi joyeux, restant dans ma chambre à Paris, que si j'avais été sur le point de partir en promenade du côté de Méséglise, ou de retrouver Saint-Loup et ses amis faisant du service en campagne. Il arrive souvent que le plaisir qu'ont tous les hommes à revoir les souvenirs que leur mémoire a collectionnés est le plus vif, par exemple, chez ceux que la tyrannie du mal physique et l'espoir quotidien de sa guérison, d'une part,…