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Writer's pictureThomas P.

15 - D’Eski Kâhta à Siirt ( km 7801 - km 8235)

De Eski Kâhta à Diyarbakir

Diyarbakir est agenouillée au bord d’un sillon. Au fil des siècles le Tigre a raviné son lit. Aujourd’hui il semble bien tenu en cage par les deux parois verticales qui fendent le plateau aride d’Anatolie orientale. Il retient ainsi en contre-bas sur ses rivages exigües, la seule végétation des plaines du Karacadag.

Cette ressource reste confidentielle.

Tourelles, murailles, plateformes, tout un arsenal militaire semble tendre le cou jusqu’au fleuve pour puiser au fond les alluvions, la terre nourricière et rare. La vieille ville affiche son glorieux passé. Les allusions des siècles successifs se côtoient, s’imbriquent, s’interpénètrent. Dépôts matériels araméens, ottomans, arméniens, romains, turcs, mésopotamiens, kurdes, perses...

Le dédale offre, cousu de fil d’or, les joyeux témoignages des grandes expéditions et des différents royaumes qui la reconnurent comme l’avant-poste essentiel de leur territoire.

Le bazar récemment rénové s’inscrit habilement dans le quartier médiéval de Sur. Il y étire ses tentacules blanches au style colonial. La lumière vigoureuse de cette région désertique s’engouffre par des sheds en bois qui la filtrent, la tamisent. Elle tombe adoucie sur les marchandises des étals.

Pierres précieuses, bijoux côtoient les pyramides d’épices érigées avec adresse, fruits de terre et de feu aux couleurs d’incendie.

Je marche sans penser où mes pas me guident, hypnotisé par l’impressionnant trésor qu’a amassé le passé commercial de la ville.

Puis je me trouve face à un important caillot de basalte de plusieurs niveaux qui contraste avec l’ensemble. Toutes les artères semblent venir buter sur cette forme mystérieuse et intangible.

C’est le caravansérail.

L’embrasure des porches est basse de sorte qu’il faut baisser la tête et s’infléchir pour les franchir. Il faut encore traverser une antichambre plongée dans la pénombre par d’imposants rideaux.

Ainsi, pour pénétrer dans l’édifice il faut d’abord se soumettre et faire l’aveux de sa vulnérabilité.

Ce seuil pourrait intimider et décourager, mais la quiétude qui règne au-delà appelle les pas. Le léger bruissement d’une fontaine veille sur l’ensemble.

La sérénité ici plus qu’ailleurs est un attribut qui se cultive.

L’agitation des marchands de passage a laissé place aux terrasses de maisons de thé, mais en cette période de pandémie, le lieu est déserté et calme.


Après le tohu-bohu des rues sombres du quartier de Sur, une fois l’obscurité de l’antichambre franchie, la lumière pourtant estompée rendait les parois de pierres noires éblouissantes. Peu à peu, les yeux s’habituant distinguaient des colonnades qui enserraient l’ensemble. De grands troncs de pierres s’élevaient et soutenaient plusieurs niveaux de terrasses. On s’imagine déboucher dans une clairière. La cour est flanquée d’arcades où l’on peut librement déambuler, elles sont aménagées de sorte qu’en tout point du bâtiment on peut en apprécier l’ensemble.

On est plongé dans un huis clos, où règne l’omniscience et qui alimente toutes les gourmandises de l’œil.

On est séparé de l’horizon, du flux des rues, on se sent extrait du territoire, alors c’est comme si nous devenions un simple individu social, entièrement disponible à la tragi-comédie d’hommes coupés de nature et regroupés ensemble. Cet artifice n’est pas sans rappeler les innombrables pièces jouées par les foules lorsque la nuit tombe sur les villes. À la manière des théâtres shakespeariens, la scène est partout et l’ensemble scénique du lieu participe au spectacle.

Les rares incursions de nature sont le filet d’eau régulier à la mélodie monotone et le vent qui se prend dans des toiles beiges, usées, et tendues par d’imposants cordages d’un bout à l’autre du bâtiment. Le tissu claque, se gonfle, siffle, se détend puis recommence. Les yeux en l’air fixent le ciel pur d’après-midi, oublient la pierre noire qui entoure. Ensorcelé par le clapotis de la fontaine, on embarque à bord d’une caravelle et, détendant les paupières, on entreprend un étrange voyage animé par la mise en condition et les éléments.


Une fois cette échappée intérieur arrivée à son terme, je rejoins la muraille romaine dont les fossés soulignent encore aujourd’hui la séparation entre l’ancienne ville et ses faubourgs.


La nuit est tombée.


Sur la place Dagkapi meydani, en bordure des remparts, la foule roucoule, parade et danse, charmée par un orchestre. Plusieurs rondes collectives tournoient dans la lumière d’un grand projecteur. Il éclaire un peu en haut un nuage que produit l’agglomération monstrueuse, sorte d’auréole collective et indistincte.


Partout, la lumière jaune des candélabres est étouffée d’une brume cendrée. Fumées des stands de grillades, gaz d’échappement, poussière des steppes.

Un mélange de tout ça végète dans les corridors de Diyarbakır, donne à la lumière une particule étrange.

Chaleur du foyer, emoi du flux, l’irruption de l’ailleurs qui court dans les rues.

Ça ne semble étonner personne, la musique est toute entière vécue, et occupe l’attention de tous les corps.


De Diyarbakir à Batman

Depuis quelques semaines, j’ai l’impression de ne plus parvenir à partager mes pensées. Mes mots se focalisent sur les paysages, sur les événements extérieurs. Seuls les yeux continuent de nourrir la réflexion, mon monde intérieur semble asséché.

Peut-être est il inhibé par le déferlement d’images.

Peut-être que les répétitions de journées actives, inlassablement répétées l’ont enjoint au silence.

Peut-être que la solitude l’a, en quelque sorte, cristallisé.

Je relis mes premiers posts du voyage. Ils sont empreints de la gestation du confinement. Ils sentent le printemps, l’éclosion, la poussée turgescente et candide de la forme, l’appétit par des couleurs fraîches, juvéniles.

Aujourd’hui je me sens comme les plantes que je croise sur le bord des chemins, repu d’été, consumé de lumière, un fruit acerbe et fade.


Les rares champs sont désormais usés d’un été trop long. La plante rousse, avachie sur elle-même, rabougrie. Les fruits tètent avec ardeur depuis plus de cinq mois. Les jours sont plus courts. Il fait encore doux mais le soleil, moins franc, flirte maintenant avec l’horizon. Rond, roux, ouaté, on dirait un abricot.

Les fruits tardifs sont gonflés comme ceux de juillet mais ils sont plus pâles. Les cultivateurs entreprennent cette dernière récolte qu’ils broient et mélangent à la terre retournée. Déjà un cycle nouveau se prépare par une gestation du peuple de la terre.

Seuls les champs de cotons ont cette lumière étrange et active. C’est la période de récolte, les nuées blanches sont emportées par le vent et forment une neige voluptueuse et pure qui recouvre les bords de route. L’air me rappelle l’Inde traversée en novembre 2017.


Je commence à envisager l’hiver.

Je sais qu’un matin il me surprendra et fera obstacle.

J’ai parfois le fantasme du navire pris dans les glaces.

La sédentarisation soudaine, soumise à une injonction naturelle.

Ce vaisseau devenu contre-nature, devenu îlot de métal.

Mutation des activités.

L’équipage tente de défier l’austérité du refuge.

Alors j’essaye d’envisager les différentes manières que je pourrais initier dans les jours d’arrêt. Je repense au texte de Tesson sur l’affût pour présenter le travail du photographe Vincent Munier.

Se mettre à l’affût...

J’aimerais connaître la cachette où je maturerai le printemps, en découvrir les caractéristiques. De quel type de foyer germera un nouvel élan afin de franchir de nouveaux territoires, d’accueillir de nouvelles histoires.

Est-ce que ce sera dans la pénombre active d’une vallée étroite . Je m’y installerai sous le signe du terrier. Il y aura une forte odeur de terre humide, de feuilles en décomposition et de pins. Alors, les yeux se reposeront de la perte d’immensité. Ils navigueront dans l’espace resserré entre les paumes des montagnes presque jointes. J’écouterais la mélodie des eaux vives qui habitent la forêt.

Est-ce que ce sera au bord d’ un rivage. Laissant dans le dos toute la complexité géologique sculptée par le temps et les hommes. Je couperais avec toutes les variations de culture et d’existence pour ne contempler que la révolution du soleil, l’envoûtante recréation de lumière sur l’étendue d’eau calme.

Soit Aldo, soit Grange. L’attente sous le signe du Balcon en forêt ou du rivage des syrtes. Deux cas d’attente et de solitude. Deux histoires qui s’étaient invitées dès le premier jour de voyage, quittant ma famille à Saint Florent le vieil.


De Batman à Siirt

Une jeune fille de 13 ans tente de vendre des masques, des briquets, des paquets de cigarettes aux clients d’un restaurant. Elle porte une robe à fleurs aux nuances bleu ciel. Elle se joue de l’attention de la clientèle, bouge sensuellement les hanches, les jambes, fait virevolter le tissu.

Un serveur vient l’interrompre pour lui dire de partir, il est à peine plus âgé qu’elle.

Elle se fige, le fixe, puis penche ses épaules en arrière. Tout son corps se cambre d’un arc harmonieux. Le tissu fin de sa robe épouse les lignes du corps adolescent. Les deux dômes naissants de sa poitrine, les légères vagues des os d’une cage thoracique encore frêle, l’abdomen gonflé, le bassin fragile.

Elle regarde les pieds du serveur, puis relève lentement le regard, patiemment, d’un calme insolent, jusqu’à ficher son regard dans ceux du garçon.

Des yeux d’une assurance déconcertante qui sous entendent :

« un jour tu mangeras dans ma main... »

Lui, conscient que la confrontation s’est transformée en spectacle et que l’assistance en arbitrera l’issue, tente de la dédramatiser. Il lui pince la joue du revers des deux doigts. Naturellement, il l’infantilise pour ré initier la distance entre eux deux, mais au fond de lui il sait qu’il est trop tard.

La graine d’une fascination pour cette jeune femme a été semée. Il pourra tenter de se débattre, en vain.


Depuis que je roule sur la partie asiatique de la Turquie, je découvre de nouvelles pratiques extrêmement prisées.

Parmi elles, les restaurants champêtres. On quitte la bouillonnante chaleur des agglomérations, leur air accablant, le vacarme des rues étroites électrisées par le râle des moteurs, pour rejoindre dans la campagne un de ces jardins d’altitude, y chercher l’air frais, la lumière tamisée des arbres, les essences d’une pépinière, la convivialité retenue d’un parc.

Un parcours dallé sillonne entre les genévriers, les lauriers, dessert de modestes clairières, où trône une table basse entourée de tapis. La masse d’ombre se prolonge ainsi, par la dentelle des feuillages aux motifs différenciés. L’ombrelle est élégante, elle a été savamment initiée, et elle grandit d’elle même maintenant.

Sur le pourtour, les branchages forment des alcôves et retiennent les secrets des conversations, étouffent les éclats de voix, calfeutrent les histoires.

Par endroit, un bloc de marbre émerge de la pelouse, une fontaine s’écoule mollement, le clapotis couvre les sons, l’eau a rempli l’auge, elle s’étend en nappe dans l’herbe verte, s’enfonce très lentement dans le sol, en rafraîchi la surface.

On peut sentir une légère dépression venir du bas, former une brise légère qui véhicule des essence d’herbe fraîchement coupée et d’humus.

Tout est calme et autorise. Les familles y passent les longs après-midi d’automne.


À Kayadibi, je suis invité par un couturier pour prendre le thé dans son atelier. Il a quelques notions de français, son beau frère habite aux sables d’olonnes, et il parle un anglais impeccable. Il m’explique qu’auparavant il avait des commandes de l’industrie de la haute couture. Mais dorénavant son travail consiste à raccourcir de vieux jeans piochés dans les friperies pour les adapter aux corps des bergers d’ici. Il me raconte ces corps, les jambes courtes, genoux arqués, le bassin tombant, les chevilles rondes et lourdes.

J’aime l’idée qu’un métier puisse s’immiscer si subtilement dans la vérité de ce territoire, le raconter d’un point de départ inenvisageable et qui esquisse avec pudeur.

Malheureusement la discussion dévie malgré moi sur la politique.

Lui admire Erdogan. Pour lui Macron est jaloux d’Erdogan, c’est la raison pour laquelle il lui cherche des poux. Il voudrait être aimé par son peuple comme l’est Erdogan. Il faut dire que les chaînes turques martèlent d’informations qui discréditent la politique française depuis la position pro-grecque puis pro-arménienne.

On présente les émeutes des gilets jaunes, on amplifie les conflits religieux, on pointe la catastrophe sanitaire. La banque d’images est limitée, parfois des images présentant des bus londoniens sont sous titrées « émeutes à paris »

L’information sur la politique intérieure se résume à des images en boucle de canons dans un maquis, de groupuscules armés prenant possession d’un flanc de montagne, d’un navire militaire qui manœuvre au large d’une côte.

Et on continue de légitimer ces mouvements par le terme de défense militaire. Mais c’est l’orgueil d’une nation qui prend corps chaque matin.

Mon interlocuteur, exalté, a du mal à mettre des mots sur ce qui l’émeut tant dans le pouvoir actuel. Tout est dit par opposition.

D’autres interlocuteurs, stambouliotes, du milieu du théâtre, m’avaient averti d’une crise économique qu’Erdogan tente de masquer avec ces prises de position à l’international. La France est très respectée par l’élite intellectuelle d’Istanbul, les marches de l’institut français, donnant sur la place Taksim sont le lieu où la jeunesse se donne rendez-vous, avant de déambuler dans la rue Istiklal.

En stigmatisant Macron, Erdogan s’attaque plus à un ennemi intérieur qu’à la nation française, il en profite pour flatter la part populiste de sa nation.



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hporte44
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24 dic 2020

"Mais pour moi, c’est une aptitude de ma sensibilité, l’aptitude à sentir le divers, que j’érige en principe esthétique de ma connaissance du monde. Je sais d’où il vient, de moi-même. Je sais qu’il n’est pas plus vrai qu’aucun autre ; mais aussi qu’il n’est pas moins vrai. Je crois seulement que j’étais celui-là qui devait le mettre en lumière; et que j’aurai ainsi rempli mon rôle. « Voir le monde et puis dire sa vision du monde ». Je l’ai vu sous sa diversité. Cette diversité j’en ai voulu, à mon tour, faire sentir la saveur.

(...)

Ne peuvent sentir la Différence que ceux qui possèdent une Individualité forte.

En vertu de la loi: tout sujet pensant suppose un…


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