De Tomarza à Gökzun
Maintenant que je voyage depuis plusieurs mois, chaque matin s’effectuent les mêmes rituels. Les gestes sont déliés, suivent un cours machinal.
Campement défait, vélo harnaché, chaque objet trouve naturellement sa place.
J’ai ravivé le feu de la veille pour sécher mes vêtements de la rosée et pour les couvrir d’une tiédeur prête à affronter la bise matinale. Ils sentent déjà la fumée âcre d’essences de bois encore gorgées d’humidité. J’aime me couvrir de cette odeur, j’ai l’impression qu’elle est composée de l’étoffe des songes, à la fois sauvage et aérienne.
À mon départ il ne reste qu’un carré d’herbes aplaties, du petit bois amassé la veille et inutilisé proche d’un cercle de pierre qui enceint un feu fragile sur son tapis de cendres.
J’enjambe mon vélo, m’y installe comme une couturière s’installe à son métier ( quel parcours étrange à fait ce mot pour passer de la machine particulière à la fonction commune? )
Tranquille, déterminé à filer les paysages, curieux des nuances, attentif aux aspérités . Le vélo est un étrange métier à tisser avec ses deux roues, sa fourche, ses pédales et cet engrenage qui fait qu’en répétant de petits cercles on tisse ensemble des souvenirs, on les associe par des liens obscurs.
A la terrasse du restaurant de Lehze, deux femmes prirent soin de faire le tour de ma table pour m’envelopper de leur parfum. Cette odeur trop sophistiquée a végété dans mes narines, le temps ne suffisait pas à s’en défaire. Alors pour la chasser, je fis glisser index et pouce sous mon nez. De-là provînt une senteur de romarin. Aussitôt me revînt un feu de camp au bord de la Ceyhan, j’avais cueilli quelques herbes pour assaisonner la viande. Il y eu aussi ce champs de romarin dont les effluves exaltées par une journée de canicule m’avaient rendu ivre, c’était quelques virages après la ville d’Obrovac.
Je n’ai pas une grande sollicitude envers ma mémoire, mais malgré cela je décide de jouer à un jeu. Pour la stimuler je tente de me rappeler les deux virages précédents, leur courbe, leurs paysages, puis encore avant, et ainsi je remontais le fil de cette journée du 5 juillet, choisie arbitrairement.
À Obrovac, une construction de l’époque communiste avait été laissée en ruine alors qu’elle était encore en chantier. Pans de béton biseautés en triangle, ouvertures circulaires. La géométrie ressemble à un jeux d’enfants élevé à l’échelle du monument. Elle trônait dans la vallée le long des berges de la Zrmanja.
Sur le pont, quelques pêcheurs de rivière faisaient le balancier avec leur canne. C’est ainsi qu’ils égrainaient le temps.
Alors je me rappelas de ces pêcheurs du 10 juin qui m’avaient réveillé. Je bivouaquais le long de la vienne à l’abbaye des noyers de Nouatres. Une phrase : « oh il peut rester, il dérange pas, on fera la conversation »
C’était le premier matin du voyage. La première invitation.
Me reviennent aussi les pêcheurs de Limenaria sur l’île de Thassos, dans une mer calme d’un bleu azur. La lumière du jour déclinait et le port était couvert d’un ciel douceâtre, pastel, virant du rose au bleu.
J’ai ensuite senti les images des 150 fins de journées me traverser, je me suis remémoré quelques unes de ces lumières, autant d’entrées dans des villages, Issoudun, Kesan, Ayvalik, Ferrara, Briançon, Senj, Peshkopi, lubanishta, Rodolivos et tant d’autres.
La lumière de bronze sur le canyon d’Ihlara, celle grisâtre d’Iguerande, les feux de fin de journée aux angles des rues de Shkodër pour purifier l’air des rues. Essences de pins en fumée. Ces mêmes pins dont la sève d’été perlait proche du lac de Prespa, où à Canton, veillé par le sommet des anges.
De l’abbaye de Nouâtres, j’aurais tout aussi bien pu penser au monastère de Theologos qui observait le mont Athos, ou encore le sommet de Nemrut Dagi. Les habitants des vallées y grimpent pour assister au coucher de soleil sur les ruines d’un temple dont il ne reste que les têtes des dieux. Du haut, on voit les méandres de l’Euphrate sertis de verdure fendre un paysage aride.
Les aiguillages sont mystérieux.
Un rivage pouvait avoir une tonalité solennelle, alors apparaît comme un enchantement le sentiment du lac de skadarsko. La route au départ de Virpazar tournoyait en balcon et du haut on appréciait les rivages roux, puis jaunes et l’étendue d’eau douce, faisant loupe sur la végétation aquatique. Plongé dans la pénombre du versant Nord, toute la nature en conte-bas était gorgée de couleurs.
Quelques îles accueillent des monastères byzantins. La terre bien entretenue, austère, paraît la forme d’un idéal inapproprié au monde et parachuté là du haut de son territoire céleste.
Ce parcours en balcon me rappelait celui de la péninsule de Karaburun, parmi les éoliennes et les villages grecs abandonnés en terres turques.
Le sol était tapissé de chardons dorés.
Je me rappelais aussi ce chemin gravillonné au sud de l’île de Hvar, isolé par une chaine de montagnes s’étirant d’Est en Ouest.
La mer Adriatique de juillet moutonnait légèrement et on espérait découvrir dans l’écume, l’aileron d’un dauphin , un souffle de baleineau.
Pour rejoindre la partie Nord de l’île, j’ai dû emprunter un tunnel en sens unique sur 4km. J’envisageais que le minuteur du feu tricolore n’était pas adapté à ma vitesse et craignais de devoir rencontrer d’autres véhicules dans ce corridor restreint.
Mais surtout j’avais une peur irrationnelle que la terre se mette à respirer et gonflant ses poumons, m’écrase entre deux roches. Ma Dynamo éclairait des parois creusées à la main. On pouvait voir le geste, comme celui ancestral des églises troglodytes de cappadoce, comme celui qui avait creusé les caves d’Anjou.
Le premier village à la sortie du tunnel s’appelait Pitve et était totalement abandonné. Les belles demeures en pierre étaient colonisées par la végétation. Vignes et bougainvilliers avaient poussé le long des murets et des pergolas, ils en faisaient flancher la structure, effondrer un pan de mur.
Plus loin, à l’ombre des oliveraies de Vrbanj, des salons étaient aménagés, fauteuils, canapés, laissés comme ça, vacants, dans le seul intérêt des gens de passage..
Rejoignant le village de Dol, j’entendis une jeune femme répéter sa leçon de piano. Le son des notes se confondait au clapotis d’une source d’eau qui jaillissait d’une tête de lion. La pierre taillée pour figurer l’animal était fauve, elle formait des rondes, des bouclettes de pierre dorée. Elle me rappelait la chevelure angélique d’un bambin sur une fresque d’un palais vénitien. La peinture se prolongeait entre les arches, sur un plafond où scintillaient les reflets des canaux.
À ses éclats firent échos les percées de lumière à travers les feuillages d’une forêt alors que je longeais l’Allier.
Et ainsi de suite un objet s’ouvrait sur un paysage, duquel je retenais un objet, une couleur, une lumière, et qui ouvrait sur un autre paysage.
Un objet en particulier se distingue arbitrairement de l’ensemble, il s’isole et dans cette opération, certains composants de l’objet deviennent plus criant. Ils semblent être soutenus par tous les souvenirs enfouis attachés à lui et qui aspirent à être réveillés. Puis, l’un d’entre eux se distingue des autres, attire la lumière, prend forme, adopte une couleur. La pensée bifurque, s’attarde, en precise les contours, s’y installe, avant qu’un autre élément, par une association mystérieuse l’appelle.
Ce sont des voies intérieures qui déroulent en dialogue avec celles des bords de route, et qui brodent, incertaines, un canvas. Elles aménagent une carte singulière.
C’est alors que je comprends une des choses que je suis venu chercher:
un maillage d’images, d’histoires qui s’innervent ensembles et dont la trame m’échappe un peu et qui continuera d’irriguer plus tard mes sensations.
Le vélo est cet étrange métier à tisser ensemble les paysages. Il semble faire échos à l’écriture.
Comme le ferait un botaniste, je tente de rassembler des pièces que le monde inexorablement altère et éparpille. Dans quel but? Probablement la quête d’harmonie.
De Gökzun à Elbistan
Accolé à la vielle ville d’Elbistan , les autorités ont aménagé un quartier composé de tentes unicef. Les toiles sont basses, les adultes vivent recourbés, accroupis sur des couches superposées de tapis persans. Entre les tentes erre un bétail désœuvré, le museau relié à la surface d’un sol âpre, tapissé de caillasses.
J’entends des enfants jouer un peu plus loin.
Il y a une colline qui n’en est plus exactement une. Le flanc est creusé de sorte que du dôme initial il ne reste qu’un mince croissant de lune prêt à s’effondrer. Au cœur évidé, une tour métallique d’où partent en étoile des convoyeurs abandonnés.
Les camions ne s’aventurent plus le long des flancs érodés d’où s’effile une brume de particules légères provenant de la pierre.
Les enfants jouent sur un autre monticule, un amoncellement de déchets monstrueux. Leurs pas s’enfoncent dans les détritus de bois, de plastique, dans l’humus naissant de nourritures avariées. Leur silhouette se confond aux fumées abrasives, plusieurs foyers consument lentement le tas.
Pourtant la déchèterie continue de s’élever, de s’étendre, de prendre l’envergure d’un accident géologique. Ici on s’y promène, les yeux rivés au sol.
Une prairie de fleurs est remplacée par des couches usagées, des bouteilles, des gravats. Une source jaillît de sacs eventrés, ce sont des coulées de produits chimiques. Et par endroits une moitié de charpente, un parasol déchiré, fichés dans le sol remplacent le bosquet d’arbre.
Paysage moderne qui vient lentement se substituer à l’ancien. Corps composites, chimiques, contre-natures.
Ces images me donnent envie de peindre une de ces agglomérations. Il s’y mêlerait la manière romantique d’agencer les ruines sur les gravures de Piranesi et la conglomération d’objets quotidiens des peintures d’Arcimboldo.
Esthétique des délaissés, dégoût d’abondance s’entremêleraient.
D’Elbistan à Eski Kâhta
Arrivé sur un plateau, le vent est régulier, il semble en avoir toujours été ainsi.
Le sol est tapissé de pierres de basaltes, rondes comme des boulets, noires, calcinées.
La terre paraît inaccessible. Alors on oublie la possibilité d’arbre, la possibilité d’ombre, la possibilité d’un air tendre.
La rocaille s’étend, régulière, bombée, inébranlable. Elle semble la seule nature que l’homme rechigne à coloniser. La distance entre les villages s’amplifie, les repères à l’horizon sont difficiles à identifier.
Alors que je m’étais arrêté pour prendre une photo, j’entends un râle. Il est fragile et couvert par le sifflement du vent dans les pierres. Ça se répète et se rapproche, c’est en fait un miaulement et je vois apparaître, escaladant difficilement la surface hérissée de pierres, un chaton d’un mois et demi, frêle, tremblotant.
Il poursuit sa marche jusqu’à se blottir contre mes chaussures, bien calé dans mon ombre.
La tête énorme tournée difficilement en ma direction, il continue de miauler. Je lui donne à manger, puis à boire, ça le calme un peu mais il reste blottis contre moi.
Je libère ma sacoche avant pour lui concocter un nid pour la route, mais il essaye de s’échapper. J’essaye de lui apprendre à s’installer sur le tapis qui recouvre le rackpack mais il tente de descendre.
Il semble clair qu’il ne serait pas heureux de voyager ainsi. La seule position qui le rassure est quand il est blottis entre mon torse et mon avant-bras, alors il tend ses pattes sur mon épaule et ronronne dans mon oreille.
Nous faisons ainsi quelques kilomètres jusqu’à rencontrer une famille de cultivateurs affairés à leur champs. Il y a trois filles de moins de 9 ans qui ramassent les bouses séchées. Je leur explique pour le chat. Avant même que je finisse, la cadette s’avance jusqu’à lui, le caresse. Le père lui adresse quelques mots que je ne comprends pas et voilà que le chat est blottis contre la poitrine de la jeune fille.
Elle arbore un visage où se mêle le sourire d’une immense fierté et aussi la retenue sage d’une responsabilité nouvelle.
Le poids, la chaleur du chaton me manquent déjà, je me sens rattrapé par ma solitude. L’espace de deux heures je me souciais d’autrui plutôt que de moi-même et cela m’avait rendu léger.
Mais dès que j’ai vu la jeune fille l’allonger à l’ombre de la charrette où elle avait pris soin de façonner un nid de paille et de disposer une gamelle d’eau. Dès que je la vis adopter tout naturellement la posture maternelle et protectrice, je ne pouvais qu’admettre la belle tenue des choses.
Cette histoire, arrivée le 7 octobre 2020 semblait répondre à ce 7 octobre 2019 où j’ai été obligé de faire piquer mon chat, Dounia, suite à une maladie qui le rongeait.
C’est sa disparition qui a insufflé la nécessité de voyage.
Parfois, quand je suis confronté à tous les aléas que cette année oppose aux voyageurs, je pense à lui, et j’ai envie de lui tirer tendrement l’oreille, une manière de le survivre à lui-même. De prolonger cette connivence que nous avions.
A un gato
No son más silenciosos los espejos ni más furtiva el alba aventurera; eres, bajo la luna, esa pantera que nos es dado divisar de lejos. Por obra indescifrable de un decreto divino, te buscamos vanamente; más remoto que el Ganges y el poniente, tuya es la soledad, tuyo el secreto. Tu lomo condesciende a la morosa caricia de mi mano. Has admitido, desde esa eternidad que ya es olvido, el amor de la mano recelosa. En otro tiempo estás. Eres el dueño de un ámbito cerrado como un sueño.
Jorge Luis Borges (1899-1986), El oro de los tigres, Emecé Editores, Buenos Aires, 1972.
A un chat
Non moins furtif que l’aube aventurière, Non moins silencieux que le miroir, Tu passes et je pense apercevoir Sous la lune équivoque une panthère. Par quelque obscur et…