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13 - De Tilkoy à Tomarza ( km 7125 - km 7348)


De Tilkoy à Göreme

J’installe mon campement sous un drapé de pierres. Forme souple de la roche en fusion alors visqueuse. L’étrange coulure s’est figée alors qu’elle ondule comme des vagues. Roulement de magma à l’arrêt. On dirait une de ces toges sculptées sur les corps de personnages de la Grèce antique. Préservées par les époques, le reste s’est érodé, elles jaillissent sur un piédestal et dominent une terre à peine cultivable.

Puis ces vagues ont été creusées de l’intérieur, cavernes habitées, matières retirées.

Des siècles auparavant, la vie répétée à sédimenté ses anecdotes.

On peut voir le canyon être parsemé de fenêtres, chacune est personnalisée, encerclée d’une fresque originale de pigment ocre. Histoire logographiée qui semble raconter l’habitant et qui laisse libre l’imaginaire.

Du fond du canyon, ce sont deux barres de plusieurs kilomètres qui contiennent la route et la vallée. Elles font 7-8 niveaux, on passe d’un étage à l’autre par de fines trappes creusées dans la roche.

Par endroit, un bloc s’est effondré, l’intérieur est révélé à l’extérieur et alors la pierre sculptée témoigne de sa nature et ses usages.

Arches, banquettes, fosses pour le feu, fresques, escaliers, tombeaux... murs creusés de niches pour accueillir les icônes, écorchés de montagne, bloc affalé au pied d’une étrange caverne. On pouvait voir encore l’entaille que l’outil imposait à la pierre, et dans la trace l’arc du geste, le mouvement du bras.


Le jour diminue et les martinets profitent du crépuscule pour mieux habiter le ciel. Habitués du lieux ils entreprennent des rondes précises, sortent d’une fenêtre, rejoignent un bosquet. Dissimulés dans la camisole de branche, ça piaille fort et ça butine. Ivres de sucres, affamés par l’amertume du fruit, ils chantent, virevoltent jusqu’à se cacher dans une autre cavité. Leur balai allègre sera le mobile de ma fin de journée. L’obscurité grandit, et je n’entends maintenant plus que le battement d’ailes, le froissement d’air, tantôt caverneux, tantôt ouvert.

Le lendemain matin, les premiers rayons de soleil accrochent d’abord la cime ronde de pierre. L’ombre descend lentement comme un habit sur la nuque puis l’épaule d’une femme, dévoile d’une lumière rosie d’aurore la pierre nue, ronde et douce.

Survol de montgolfières qui se déplacent mollement, flottant dans le ciel à la manière de méduses.


De Göreme à Incesu

Plus j’entre dans ces terres d’Anatolie, plus l’espace semble s’ouvrir. Les champs sont aménagés pour le passage, les transhumances. Peu à peu le territoire parait moins divisé entre routes et leurs bordures de propriétés. La terre lumineuse et sèche redevient cette ressource commune difficile à exploiter. Je me rappelle des territoires tétés par chaque parcelle d’Europe.

Ici le sol tend de grandes steppes nues.

On répond à leur immensité invariable par la démesure des routes, l’ampleur des véhicules, l’abondance des marchandises, le volume des corps.

Tout semble plus grand, plus lourd.

Les véhicules voyagent à plein, grands-taxis bondés, camions surmontés d’épais baluchons de foins. Ça tangue, craquement de essieux enfoncés, la route sous l’effet de la chaleur est modelée comme une pâte, s’enfonce, forme des vagues d’asphalte.

Manger gras devient prioritaire à manger bien. Viandes, confitures, huiles et pains remplacent le raffinement des mets méditerranéens. Il faut préparer l’hiver. Héritage ancestral des gabarits Ottomans, puissants et fiers.


Kipling allongé sur une carte dépliée au sol:

« La seule manière de lire un itinéraire, c’est à dire en l’éprouvant avec son corps. »

Essayer de sentir l’âme des territoires, les traverser avec lenteur et curiosité.


De Incesu à Kayseri

Dans les fins de journées automnales, quand le soleil vient flirter avec l’horizon, ses rayons percent un air épais.

L’image se trouble, lumière orangée, chaude et visqueuse qui ressemble à la dilution du sucre dans le thé, un air qui diffracte et retient.

Tous les parcs publics de la banlieue de Kayseri ont été clôturés par la police.

La vie de quartier semble s’écouler sans espoirs, se construire sans raison. L’usage outrancier du signe cherche à pallier l’absence d’évènements. Survol lourd d’un avion militaire en direction de la frontière syrienne. Les jeux se morfondent dans une nature désolée, sorte de jardin d’ogre où les enfants n’osent plus s’aventurer. Regroupements interdits.

J’entends pourtant des rires quelques rues plus loin, en face d’un café. Un attroupement d’enfants jouent à l’élastique avec le ruban qui cerne le square. Plastique jaune avec inscrit dessus : covid 19 - polis - yasak tehlikeli.

Cette manière dont la vie tente de persister, et que ce soit initier par les éléments les plus insouciants me touche.


De Kayseri à Tomarza

« Il trace une croix avec son pied, racle la terre. Il en soulève la couche aérienne. Un décor de poussière orne la scène de son mouvement. Il rajoute une branche à cette croix, et une autre. Ce faisant, la croix devient étoile. Tracé foncé dans la terre claire. Il s’assoit sous l’arbre et attend que l’ombre des branches et du tronc rejoigne son dessin d’étoile sur le sol.

Parfois sa tête tombe, lourde. Et d’un coup bref son menton touche le haut de son torse. Et comme dans un rebond il se réveille soudain, redresse la nuque, cligne des yeux vingt fois, les frotte énergiquement et vérifie que ses chèvres n’ont pas filé. Les chèvres n’ont pas filé. L’ombre progresse sur le sol et avec elle, la soif.

La soif venue des orteils les plus bas, racine triste. La soif a asséché tous les organes. Il attend la pluie, il attend la rivière. Il attend le lac et les cailloux au fond. Il attend la petite branche du fleuve détournée jusqu’à lui. Ce n’est pas seulement pour éponger sa soif, pour faire pousser son herbe, pour abreuver ses bêtes qu’il forme le vœux que l’eau vienne. C’est parce qu’elle lui est précieuse. C’est parce que l’idée de l’eau lui est précieuse. C’est parce qu’il en est fait. » - Marie Richeux.



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2 Comments


Brigitte Dubost
Brigitte Dubost
Mar 17, 2021

Magnifiques photos. Quel périple ! Bravo quel voyage enrichissant pour vous. Bonne route😍

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hugues.porte
Nov 25, 2020

"Déjà, la rouge étoile, au ponant basculée,

Sur les gisants épars appelle un nouveau jour :

Debout ! le vent se lève, et le soir à son tour,

De ta peineuse étape, en la nuit reculée,

Dira le vain labeur tandis que l'horizon,

_ Cailloux noircis, sablons ocreux ou dune rose _

Verrouillé sur sa proie en cercle s'ankylose,

De tes élans brisés demeurant la prison.

A tes pas ralentis qu'épuisent l'âge et l'ombre

Se dérobe un destin las d'être poursuivi :

La quête est sans espoir d'un coeur inassouvi,

Promis à l'incertain, à l'errance, aux décombres,

Aux sables du désert comme au rocher poli,

Où ton geste pensait vaincre le provisoire

S'effacera bientôt la marque dérisoire

D'un éphémère orgueil…


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Thomas
Porte
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