De Konya à Aksaray
Je sais qu’en rejoignant Konya, je clôs une première série d’étapes montagneuses en direction de l’Anatolie. Je quitte bergeries, lacs de montagnes, villages fermiers, troupeaux de moutons bien blottis dans la rocaille et j’aborde une région dépeuplée, éventée, désertée au profit de la grande ville des derviches. Derviche pourrait devenir le nom de mon vélo, tourneur en rond, transcendant, der wish, le souhait.... Plus loin encore, la faille de Cappadoce. Les contre forts des taurrides occidentales offrent quelques derniers beaux sommets qui se tiennent en ronde.
D’abord les nuages semblent incapables d’ombrager toute la terre. Trop bas, varlopés par le vent, ils courent sur les versants vergeturés par les sentiers des chèvres qui s’entrecroisent, en violassent la surface comme un hématome. Ce dernier s’ouvre enfle au sommet puis se rétracte à l’amorce d’une nouvelle pente. De loin en loin la terre semble haleter fébrilement.
Puis le vent s’inverse, le temps entre chaque rafale s’amenuise, jusqu’à disparaître. Le souffle continu s’intensifie, soulève la part volatile à la surface du sol. La campagne fume de partout, l’air se charge de poussière, devient râpeux. J’ai l’impression d’être poussé d’une main invisible, et avec moi une cavalcade de bouteilles en plastique, de canettes, de masques, aspirés vers un centre mûrissant son chaos. Un bal de corneilles s’échappe d’un hêtre isolé, elles couvrent le ciel, l’envahissent de croassements, son sinistre qu’il est difficile de voir comme un cri tant on a du mal à l’attribuer à une manifestation de sang chaud. Ça froisse plus que ça hurle. Corps sombres, lourds qui étouffent l’air d’une noirceur inextinguible.
Souvenir du hussard sur le toit, présence funeste de l’animal qui marque des cercles autour de la mort, comme si le choléra se fendait du toupet d’une ultime signature. Chaque fois que je croise ces hordes d’oiseaux la menace d’épidémie se faufile dans mes pensées.
Les corneilles s’enfuient, partent se réfugier on ne sais où. Plus haut, les nuages se rassemblent, prennent une teinte violette et sombre, par contraste quelques raies de lumières sont d’un jaune intense, un mur d’orage est érigé et le vent me précipite vers lui.
Silence inquiétant, tout semble attendre, suspendu à la rupture inéluctable. Le temps est arqué comme le cours d’eau en amont d’une cascade, chargé d’une électricité qui renâcle à se manifester.
Une première goutte tombe, frappe lourdement la route d’une détonation mate, fixe un noyau de poussière et de terre.
Puis, à quelques mètres de là une seconde lui répond.
Puis une autre, et une autre. Le rythme s’accélère et les bourrasques s’interrompent.
Maintenant la route est martelée par la pluie, l’eau tiédie par la chaleur de l’asphalte en exhume des odeurs de caoutchouc, de cuir et d’orge.
La surface n’absorbe plus, une pellicule d’eau la recouvre. Une pellicule qui s’écoule, se réunit sur la bande où je roule.
Par instants, une branche de lumière froide relie le ciel et la terre, elle s’ouvre comme une corne de cerf et se prolonge en de minuscules filaments, s’estompent dans le large du ciel. On dirait le dessin d’un delta de rivière qui apparaît furtivement.
Puis rien. Quelques secondes de rien.
Enfin, ça vrombit. Le grondement n’a pas une source, il provient de tous côtés comme un assaut faisant suite à un siège. La terre même gronde à l’unisson.
C’est un orage d’été, un orage tardif, l’automne semble m’attendre plus loin après les cols d’Adiyaman, là où le Tigre et l’Euphrate ont creusé leurs lits.
J’apprendrai plus tard qu’à 150km au Nord, c’est une tempête de sable qui s’est abattue sur Polatli.
Bien accrochée à l’assise de sa montagne, Konya s’étend vers l’Est en direction de la large plaine anatolienne. D’où je suis je ne peux voire que quelques tours s’extirper d’une agglomération de béton humide, languissant dans une eau sombre. Toute l’eau d’Anatolie occidentale semble converger vers ce point bas. La route chavire, la pente devient plus raide, le cours d’eau enfle, s’intensifie, et c’est aussi tout le désespoir du monde dont la campagne semble enfin se dévider. Mon parcours s’emballe sur la bande d’arrêt d’urgence transformée en torrent qui réuni les eaux de routes et de campagne. Tout se joint avec virulence. Je dévale les dernières pentes et l’agglomération enserre, inhospitalière, quelconque, plusieurs ambulances convergent dans un chant de sirènes criard. Peu à peu, les façades des rues se rapprochent, forment un corridor qui canalise efficacement les flux.
La périphérie s’étale, austère, inoccupée, chacun s’est retranché derrière les murs de tours identiques. La façade, récente, suinte noircie par les mousses. Les rez-de-chaussée végètent dans une marre sale. Seuls quelques désœuvrés et quelques chiens continuent d’écumer le trottoir.
Plus je m’approche du centre plus les bâtiments se tassent. Les échoppes de bazar remplacent les tours. Patchwork de tôles, de bois, de plastique. Baraquements multicolores jouant d’une juxtaposition de matière selon les formes.
Ce hasard provoque des associations sympathiques, clins d’oeil moqueurs à la raison. Par exemple, un portrait orné d’or d’un ancien dirigeant militaire sert à contreventer le quatrième mur d’un enclos à poule. Ailleurs, l’ancienne bâche d’une publicité pour une cosmétique laisse à une belle iris féminine percer la fente recourbée d’un amoncellement de tôles, lui conférant des paupières resplendissantes, éclats ferrugineux.
Une suite de temples dadaïstes qui ne se revendiquent pas, animistes par nécessités, devantures, autels d’objets sous l’œil révérencieux des hommes.
L’orage est passé, l’eau ne file plus, elle s’étend, placide parmi les cabanons.
Nappe de gasoil aux reflets métalliques.
À l’abri des auvents de salons de thé, des vieillards voûtés comme des chiots sont restés assis sur leurs tabourets. Le cou harassé de soutenir le poids d’une tête devenue disproportionnée et trop lourde. Les pieds fichés dans la flaque qui s’étend d’un point à l’autre de la rue, ils observent, attendent. Il ne pleut plus depuis quelques minutes et rien ne bouge.
Presque rien ne bouge.
Car déjà un homme s’active. Il semble ne pas avoir d’âge, une barbe épaisse broussaille le bas du visage, masque les traits des joues, des mâchoires, du menton et des lèvres. Alors il reste ses yeux. Et ses yeux sont concentrés. Deux petits cercles noirs, indifférents à l’assistance fixent précisément le sol. Ils se prolongent en plusieurs sillons, les rides semblent devenues définitives et s’évanouissent près des tempes.
Le masque s’est concrété par la somme des visages et émotions vécues. Les années passant, nous en détenons une certaine responsabilité. Le reste du visage, mystérieux et probablement clôt, a la mire réglée et il continue de marcher. Une large veste militaire sur une chemise en laine à carreaux, un pantalon exagérément ample rentré dans des rangers en cuir noir. Une ficelle brune en guise de ceinture. Son pas fend l’eau en deux et de minces vagues vont buter mollement contre les allèges des boutiques.
Il pousse une bicyclette dont la peinture rouge s’écaille. Elle comporte une seconde barre horizontale qui vient doubler le cadre. Sa selle rembourrée d’un tissu est décorée d’un pourtour de frange rouge bordeaux, jaune or et vert pâle, frange qui rappelle celle des tapis persans. Le modèle est récurrent en Turquie, un Barthes local l’aurait probablement inclus dans son recueil de mythologies . Pamuk également aurait pu l’inscrire dans son livre l’innocence des objets. Les poignets de l’homme retiennent avec assurance les poignées de sa monture. Il marche à côté d’elle, la prolonge, en adopte le pas. Il épouse merveilleusement la cadence de l’engrenage, s’inscrit en lui. Ensembles, ils deviennent cette automate de chair et de fer, centaure des temps modernes à deux pattes et deux roues. Il arpente le fil précis du caniveau, marche sur cette frontière qui est ni la route ni le trottoir, et qui rassemble, charrie, retourne tous les résidus collectés par la rue. Il scrute dans la tourbe et recherche la forme connue. Il chasse le boulon, la pièce d’aluminium, le câble électrique comme d’autres auparavant chassaient l’or. Méticuleux, persuadé que la tempête aura révélé quelques trésors enfouis, il poursuit patiemment sa collecte. Son vélo dont il se soucie comme un berger le ferait d’une mule, est harnaché de plusieurs sacoches plastiques. Il effectue un triage, les sacs usés de contenances, gonflés de contenir ont adopté une mémoire de forme.
Je le suis, nous longeons le fil d’eau qui recouvre les ruelles du bazar et nous rejoignons son centre, point le plus bas.
Marquises, bâches et galeries recouvrent toute la route. Coupés du ciel, marchant dans une eau massive, l’ambiance devient caverneuse.
Pourtant, au détour d’une rue, apparaît une clarté aqueuse. Les boutiques présentent leurs collections. La lumière sur exposée des pièces de pâtisserie, baklavas, loukoums, künefes, helvas, trileçes. L’huile brille, le feuilleté est une dorure brune, rousse. D’autres échoppes sont devancées de pyramides d’épices, fruits secs de terre et de feu aux couleurs d’incendies. Et puis il y a les bijouteries, bracelets d’or, spots orangés, l’éclat des métaux précieux reverbe et illumine la rue
Maintenant que l’orage s’est interrompu, la vieille ville, vidée de ses habitants, s’observe, s’admire avec ses parures. Rassérénée par les victuailles collectées, les savoir-faire rassemblés, le bazar impressionne par ses provisions. La lumière semble jaillir de la surface de toutes choses. Comme si une lanterne venait de s’illuminer au fond d’une caverne et que sa lueur chaude se propageait de parois en parois, véhiculée par toutes les perles d’eaux qui y sont retenues.
D’Aksaray à Kizilkaya
Le pneu est une peau de chagrin qui s’amenuise au fur et à mesure des kilomètres et des découvertes.
De Kizilkaya à Ihlara
(Même si la promenade dans ce canyon est somptueuse, je déconseille aux voyageurs de la faire à vélo. Une portion de 500m infaisable entre Kizilkaya et Belisirma, puis de très nombreux escaliers et éboulements de pierres qui ferment le chemin sur la deuxième partie pour rejoindre Ihlara. Il m’aura fallut 4h pour franchir 6km. j’ai dormi dans la canyon au cause de la nuit alors que c’était interdit)
Deux femmes en burqas intégrales font des selfies dans le canyon d’Ihlara. Leurs gloussements résonnent dans les parois rocheuses. Je ne peux m’empêcher d’imaginer l’étrange album de famille composé de ces paysages éblouis de lumières que deux spectres noirs occupent. Le tissu ample et rêche pour laisser apparaître la forme la plus indistincte possible. La masse noire est marquée d’une fente horizontale de chaire d’où deux yeux sourient vigoureusement.
De Ihlara à Derinkuyu
Depuis que je m’enfonce en Anatolie, je croise principalement des hommes et des femmes qui travaillent la terre, la retournent, la cultivent. Cette attention permanente ainsi que la dureté de la tâche ont creusé en retour les visages. Il faut regarder longtemps pour déceler la douceur derrière la rudesse des traits.
Hors, par pudeur, la mienne, et aussi pour préserver la leur, je ne m’autorise qu’à des regards furtifs.
J’apprécie par la silhouette, par la manière de se placer dans l’espace.
Et il reste l’imagination.
De Derinkuyu à Tilkoy
Une vieille fiât tofas me double. la peinture vert canard satinée est rongée par de larges taches de rouille.Toutes fenêtres abaissées. Le vent qui s’engouffre dans l’habitacle agite une multitude de tissus de toutes les couleurs, de tout motif. Farandole colorée qui claque, cingle autour du conducteur. La passagère de devant porte son enfant sur les genoux, à l’arrière plusieurs présences indistinctes dans la confusion de vêtements et de voiles.
Derrière son passage, le véhicule laisse au bas côté une traînée de parfums. J’hume fort, apprécie la toilette exagérée et bon marché. Composition de notes complexes. Voici la rare intimité tolérée.
"Parler, écrire ! Dire, raconter ! Inventer le passé ! Se souvenir la plume à la main, avec un souci avoué, évident de bien écrire, de composer, d’embellir pour être bien sûr qu’on dépasse l’autobiographie d’un réel advenu et qu’on retrouve l’autobiographie des possibilités perdues, c’est-à-dire les rêves mêmes, les rêves vrais, les rêves réels, les rêves qui furent vécus avec complaisance et lenteur. L’esthétique spécifique de la littérature est la littérature est une fonction de suppléance. Elle redonne vie aux occasions manquées.(...)
Pour un simple philosophe écrivant et lisant au jour le jour, son livre est une vie irrésistible, et de même qu'il voudrait revivre la vie pour la mieux penser - seule méthode philosophique pour la mieux vivre -, il voudrait,…