De Nigrita à Stavros
L’entrée en Grèce est particulière. En raison de la pandémie, une seule frontière terrestre est ouverte et elle débouche sur une autoroute dans une vallée encaissée. 30 km à rouler sur la bande d’arrêt d’urgence et à être doublé par les poids lourds dont l’appel d’air crée une déflagration qui déstabilise le vélo. Crispation Des poignées, les avant-bras tétanisent. Je sors enfin de cet axe et rejoins quelques villages de montagnes isolés. Les devantures de magasins à l’abandon arborent un nouvel alphabet. Je réveille les vieux souvenirs des cours de grec pour en déchiffrer la sonorité, l’étymologie de quelques syllabes. Epi, théos, topos, litos... Les maisons de pierres qui hérissent les flancs de montagnes sont comme des moules accrochées à leur rocher, elles tendent une succession de pans coupés, la nacre claire cisaille la grande face bleue et continue du ciel. Les hommes, tapis sous des auvents attendent, regards perdus en direction de la rue principale, déserte, annulée de chaleur. Ils se laissent étourdir par l’attente. Ces îlots sont des refuges de vie contemplative et débonnaire, bastions de résistance s’accommodant du vertige du silence, inclusion d’expériences monacales.
Un vieil homme m’interpelle, chapeau colonial blanc cassé et lanière en cuir brun, petites lunettes de soleil rondes façon beatnik bien tenues par un nez que l’alcoolisme avancé a boursouflé. La chemise trop ample et vert pâle est semi-ouverte et laisse entrevoir un torse que les successions d’étés brûlants ont asséché. Quand je lui apprend d’où je viens, il se fait de grands signes de croix démonstratifs accompagnés de Jesus-Marie-Joseph et béni le vélo. Mêmes gestes, mêmes incantations quand je lui annonce ma destination ( que je commence enfin à assumer)
Plus loin, un autre homme tout aussi âgé, suite au même échange, lève les yeux au ciel s’esclaffe d’un fond de voix rauque mélangé à un rire, comme s’il adressait aux dieux ce défi. Je l’accompagne dans son rire mais avec bien plus de retenue histoire de ne pas les offusquer. On est en Grèce, les dieux sont braques.
De Stavros à Ierissos
Hors des villages, les bords de routes sont jalonnés d’arbres fruitiers sauvages. Je cueille des grappes de raisins que j’avale aussitôt. Au fil des kilomètres, des premiers vignobles d’Anjou jusqu’à maintenant, les vignes ont été le fil d’Arianne, la récurrence des paysages de cette Europe méridionale. Le fruit embryonnaire de juin est maintenant prêt à être saisi, savouré. Ce mûrissement me renvoie au temps déjà passé sur les routes. Je trouve également de belles pêches blanches, le fruit cueilli à même son arbre est confit de chaleur, chair tendre, nectar onctueux, sucré et tiède. Chaque morsure ravive l’illusion d’Eden, le sentiment d’abondance. Des fontaines d’eau de source destinées aux bergers et leurs troupeaux jalonnent la route, profitant de l’ombre des regroupements de tilleuls. Bonheur véritable de jouir de l’hospitalité d’un territoire qui a été modelé pour que le temps et les cycles de natures en fassent grandir les ressources.
Un groupe d’hommes attablés à la terrasse d’une maison me voyant poursuivre mon chemin sous la canicule, m’impose de m’arrêter pour manger avec eux. Les glaçons dans l’ouzo permettent de prétexter au rafraîchissement là où l’ivresse est le véritable motif. Le repas virera à un karaoké approximatif, une danse surplace au ralenti et des jets de serviettes en papiers que le vent emmènera napper le jardin.
Un peu avant ça, j’assistais à une dispute incongrue. Sachant que je devais repartir, ils sortirent une carte et commencèrent à m’indiquer en pointant du doigt, l’arbre prodiguant la meilleure ombre pour ma prochaine sieste. C’est ici qu’il y eut de grands désaccords, chacun me prenant à partie pour discréditer l’autre... écartant véhément l’index de l’un, bousculant l’autre, la chamaillerie s’accentue prend des allures de pogo.
Grandis de cet enseignement je reprends la route ( je m’aperçus par la suite que l’un d’eux avait discrètement glissé dans mes sacoches un petit sac avec pâtes bolognaises, fruits, bouteilles d’eau et d’ouzo) et je me mis à observer les ombres:
le moucharabieh étoilé des châtaigniers dont le liseré se pare d’un vert phosphorescent, la caverne brune des noyers qui rehausse les effluves d’humus, l’ombre délicate et dentelée des albizias, celle frémissante des peupliers, celle des pins que les rayons de soleil dans leur réflection parmi les épines rousses incendient d’un halo couleur de cuivre, les reflets irisés de bleu sous une forêt de chênes et l’ombre des oliviers formant de petits nuages frêles, ébréchés par des raies de lumière.
Souvenir des herbiers rassemblés pendant l’enfance, à quel moment cet apprentissage des choses simples qui nous entoure a pris la forme d’un savoir plus abstrait, plus distancié avec le monde?
À chaque heure du jour son arbre.
J’aime m’endormir sous l’olivier, la silhouette noire pique un ciel laiteux d’étoiles, il semble détenir tout le ciel du soir dans ses branches. Sa puissante charpente est basse, à hauteur pour veiller mes songes. Léger balancement des bois, il devient le mobile suspendu à un plafond astral. Plafond non moins immobile, nuit après nuit, je profite du spectacle des étoiles et de leur ronde.
Je me sens suffisamment loin pour écouter Arvo Part, « für Alina ». Je n’ai jamais entendu une mélodie d’homme qui amenait aussi habilement à écouter les silences et découvrir qu’ils sont emplis des sons du monde, la veille des grillons, le crépitement des pailles sèches, le bruissement à peine plus grave et lent des feuillages. On croirait entendre le scintillement des étoiles, un frémissement céleste, puis, les quelques notes de piano interviennent, relancent un second cycle. Elles ralentissent, s’estompent. Et ainsi, vague après vague, l’émotion se gonfle, la nuit s’étire, la pensée se dissout.
De Ierissos à Athos
Depuis que j’ai envisagé ce voyage, le mont Athos est apparu comme un repère. J’en avais entendu l’historique dans les cours de Roland Barthes sur le vivre ensemble. Anachorètes, premières institutions monacales..
Il représentait un borne , un point d’amarrage. Je souhaitais l’atteindre car il me semblait valider un parcours spirituel abreuvé des lumières méditerranéennes.
Les aléas du voyage ont métissé cette expérience d’un parcours slave, territoire complexe aux effluves multiples, éveillées par des invasions successives perses, soviétiques, occidentales. Le souffle des Balkans se marie aux courants Adriatiques, égéens, thraces et méditerranéens.
De Athos à Thassos
J’ai avancé sur la péninsule du mont Athos jusqu’où il m’était autorisé d’aller. Ce lieu de culte est préservé et je n’avais pas le goût d’entrer ici comme on entre dans un parc d’attraction, par un guichet, par des horaires et par des règles. C’est naturel ou ça ne l’est pas, c’est ainsi que je le sacralise. Alors j’ai rebroussé chemin, et je suis allé sur une île pour le voir sous un autre angle. Au final je n’ai pu le voir que deux fois, toujours nimbé, allure spectrale, mystère prophétique.
Cette distanciation, cette retenue à aller en éprouver le corps, ces face à face pudiques pourtant animés de curiosité m’ont rappelés la Sainte-victoire de Cezanne.
La première fois que je l’aperçus, c’était au réveil à Ierissos. À travers la moustiquaire de la tente, on pouvait voir la lumière rase, matinale, glisser le long des allées d’oliviers. Elle formait de loin en loin d’imposantes striures brunes. Lumière d’été, lumière déjà gonflée d’orgueil à peser sur l’accalmie de la nuit. La terre avait été fraîchement retournée, une terre argileuse, rousse, formant des grumeaux de la taille de poings. Ici et là, des trous de terriers, l’entreprise souterraine forait sans relâche et criblait la terre d’autant d’yeux que sur les troncs des vieux oliviers. Cavité sombre dont le pourtour nervuré de brun était la seule inflexion de rouge concédée par l’arbre. Pour le reste, il n’était qu’un ensemble de vert grisâtre. Tronc, feuilles et fruits renvoyaient une même lueur verte mentholée et pâle. Mélange de cendre et de schiste, poudre de pierre conglomérées, si bien qu’ils semblent être des fossiles. Les branches, le tronc se tiennent dressés dans une danse immobile, la pose au cœur d’un geste. Une nue de martinets virevolte d’arbre en arbre, insolents d’agilité.
En fond, impassible, à peine sorti de la nuit, la silhouette éteinte d’Athos veille un ciel de miel. La ligne des flancs est trouble, les pastels de bleus et de roses se mêlent. Ce tableau alangui en fond est estompé par le contraste du premier plan dont les contours sont francs, les faces de pleines lumières soutenues par une ombre lourde.
Quatre jours plus tard, j’arrivais sur l’île de Thassos et naturellement, j’entrepris d’en faire le tour par l’unique route, sorte de chemin de ronde desservant monastères, pêcheries, belvédères et ports désertés. Il apparut quelques kilomètres après le port de Skala Marion, dans la pleine lumière du jour. Il était proche de midi, le soleil semblait immobile, tel un fanal dominant un ciel uni et excessivement bleu. La péninsule d’Athos affleurait l’horizon et, oublieux, faisant de l’îlot que j’arpentais un navire, ce qui se présentait face à moi devenait le quai du monde. Une première levée de terre, une échine de dragon s’ébrouant à l’intersection des deux mers, Thrace et Egée, les séparant, portant sur chacune l’efflanqure de sa terre ascétique. Apparition toute bleue de la grande pierre que l’Athos conclut d’une ultime ruade.
L’air est humide et lourd le long de la grève dont je poursuis le cours. Les odeurs s’élèvent, c’était presque des goûts. Un goût de sucre, de résine, de sève, de fleur de sureau, de confiture de mûre, de menuiserie de pin frais, mais aussi, l’odeur d’une gelée de méduse macérant dans l’écume, de l’iode, le jus de palourdes, l’algue sèche. Entremêlement de forêt et de mer, jointure des bouts des mondes. Face à moi, coffré dans ce camaïeu azuréen, camisole d’ozone, le dôme se darde, rappelant la flèche des pagodes de Moulmein, aiguille austère, sans or, des mêmes teintes que le ciel, la terre, la mer. Bleu sur bleu. Fortification inhumaine, geste de roche, elle dirige. Elle est sertie d’un anneau, une barre franche au-dessus de la surface de l’eau, une couche de couleur lucide sur le ciel offusqué d’un linge, que la brise avait vernis.
Cézanne, Van Gogh, Greco, Tal Coat, regardeurs invétérés, durent partir pour accorder la lumière d’un territoire à leur recherche. Exilés poétiques, mus d’idéalisme. Obligés de la beauté, subordonnés à leur création. Lumière sèche méridionale pour eux, nuées de la Manche pour Turner. Toile après toile, ils explorent le spectre étendu de la perception. Par le ressassement ils bousculèrent les frontières de la lucidité. Enfin amarrés à un territoire, ils découvrirent une nouvelle manière d’explorer le monde. Commença pour eux un second voyage, celui immobile et intérieur.
Que serions nous donc sans le secours de ce qui n’existe pas ?
Peu de chose, et nos esprits bien inoccupés languiraient si les fables, les méprises, les abstractions, les croyances et les monstres, les hypothèses et les prétendus problèmes de la métaphysique ne peuplaient d’êtres et d’images sans objets nos profondeurs et nos ténèbres naturelles. Les mythes sont les âmes de nos actions et de nos amours. Nous ne pouvons agir qu’en nous mouvant vers un fantôme. Nous ne pouvons aimer que ce que nous créons. »
Paul Valéry, Variétés II, La Petite Lettre sur les Mythes (1930)