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02 - De Montgenèvre à Venise (km 936 - km 1833)

Une fois le col de Montgenevre franchit, j’entame la descente en direction de Sestrière. Les virages se succèdent, le vélo est d’autant plus équilibré avec la vitesse que le poids lui fait prendre. La route est agréable, semble s’étirer entre les montagnes, en épouse la rondeur d’un flanc, puis va dans une contre-courbe répondre au versant d’en face. Les viaducs sont de plus en plus aériens, ils tutoient les sommets plus modestes des contre-forts alpins, surplombent une vallée presque inhabitée et sombre. Les rares villages sont comme des caillots retenus entre les parois resserrées du corridor.


L’un d’eux est composé, murs et toitures, d’une seule et même pierre à la découpe différente. Des épaisses dalles de schiste sont disposées en écaille à l’horizontale et  tiennent pesamment sur des murs aux rares ouvertures. L’ensemble se chevauche et des vides qui les lie s’étirent de grandes nappes sombres de mousse qui grappillent, aspérité par aspérité, la pierre.

Le village dépeuplé fait le dos rond, tente de résister sans véritablement y parvenir à la poussée turgescente du végétal. Ses teintes brunes, variant entre le jaune et le bronze rappellent la cuirasse du pangolin. Ce cerbère se courbe, dissimule ses têtes et j’en profite pour passer. Une frontière de franchie, les routes italiennes s’ouvrent à moi !


Avec la découverte des routes d’un nouveau pays, il faut réapprendre les subtilités induites dans le tracé des cartes.

Mes précédents voyages hors d’Europe étaient plus simples dans le sens où je traversais des zones relativement désertiques et vis à vis desquelles je n’avais pas à me soucier du trafic. Que ce soit dans la traversée de la France et encore plus dans celle du Nord de l’Italie, il faut véritablement traquer ces chemins de traverse, ces circuits mineurs, tortueux, heurtés aux aléas cadastrales, dérivant selon les manifestations naturelles. S’extirper des voies signalées qui engagent dans la grande route.


Je réapprend aussi, selon les compositions géologiques, à reconnaître les opportunités de lieux délaissés pour un bivouac. Mesurer l’état du sol, la proximité d’une agglomération, la topographie, le sens du vent. Chercher les qualités ventilées et sèches d’un belvédère, l’ombre matinale d’une haie bocagère, l’échappée onirique d’un cours d’eau en fin de journée.

J’aime ces moments où, à 20h, observant les alentours et déchiffrant la carte, j’aventure les hypothèses d’un campement et en envisage, selon mon humeur sa composition.


À cet instant, la terre redevient ce qu’elle fut dans l’imaginaire infantile, ici un vaisseau prêt à embarquer, là une cabane, un avant-poste, un rivage pour naufragés. Des composants basiques mais déterminant les bases d’un roman d’aventure.


Tout ceci se réunissant en un souhait :

Bénéficier de la terre dans sa simplicité réelle. La voir et non l’avoir.

Je me rappelle d’une courte histoire provenant de je ne sais plus quel livre.

Un père, riche propriétaire terrien, monte en haut d’une colline avec son fils et lui dit en pointant l’horizon :

Regarde, un jour tout ça t’appartiendra.

Plus loin sur une autre colline, un vieux berger est avec son fils à qui il dit simplement:

Regarde.


Je repense également à cette remarque de Le Clezio considérant contre-nature les grandes étendues qui administrativement sont interdites au passage . Clin d’œil de sa part aux communautés amérindiennes. J’y retrouve mes exemples du côté du Pamir, du Kirghizistan, où le nomadisme a sécrété une autre occupation du territoire tout en se modernisant.

Droit de passage, quelle formule étrange.


En raison des prévisions météorologiques, je décide de ne pas faire le crochet au Nord pour sillonner la région des grands lacs et je file directement vers l’Est en contournant Turin. J’ai l’impression de ne jamais pouvoir m’extraire de la tripaille de cette ville, des zones industrielles, noeuds routiers, grandes enseignes quelconques, panneaux publicitaires. Aridité d’un territoire asphalté, chargé de signes. 35km derrière, la signalétique continue d’indiquer tel commerce turinois, nous enjoint de faire demi tour. Il faudra une journée entière pour sortir de la nébuleuse viciée par la capitale piémontaise. Puis, une sorte de territoire évidé, comme aspiré de sa substance, d’indéterminé.


Depuis mon arrivée en Italie je croise de nombreux groupes de cyclistes. 

Enfin je croise...

Ils me doublent, prennent plaisir à me déposer. Eux, silhouettes élancées sur leurs vélos de course à peine en contact avec le bitume sont en file indienne, propulsés à grande vitesse par l’entrain du groupe.

Tous affublés des mêmes couleurs, criardes, l’uniforme de la meute me renvoie mon accoutrement de solitaire. J’ai dans mes sacoches le poids d’un idéalisme, le nécessaire à mon aspiration d’affranchissement. J’ai pris le parti de vivre avec ce poids pour un temps, d’en assumer la charge et de me plonger dans l’espace de liberté qu’il confère.

Mon choix ne se tourne pas vers une marginalité retranchée, au contraire, je souhaite accueillir purifié, parce que oisif, les différentes pièces de théâtre qu’offre le monde.


Je rejoins le lendemain matin une terre agricole, peu à peu le territoire ouvert se fertilise, les abords de route sont moins francs. J’atteins finalement un snack-bar accolé à une station service. La terrasse est séparée du sol, rehaussée de deux mètres et surplombe les champs. Du haut, à l’ombre des tonnelles, on parle fort. Jeunes et vieillards, habitués et gens de passage, tous sur le même pont qui abolit les différences. Il n’y a pas de groupes, d’une table à l’autre on partage les interrogations, on ouvre grand toute sa curiosité par des visages expressifs, enjoués, inquisiteurs, surpris. On se cherche les histoires, on se nourrit de la vie des autres. Je raconte mon projet. Un couple veut me marier à la serveuse, cherche à la déstabiliser . Ses lèvres brunes affirment la blancheur d’un sourire franc. Je la surprend à plusieurs reprise en train de fixer de ses yeux sombres et attentifs ce que j’écris. Ne parlant ni français ni anglais, le couple sert de traducteur. Enthousiasmés par mon voyage, ils m’offrent le repas.

Le vent fait claquer les nappes à carreaux jaunes et vertes contre la table, du haut du socle on laisse la campagne griller sous le soleil de 15h et je rougis de tant d’attentions.


Sur les deux premiers jours, je borde le lit du Po par le sud, sillonnant les contre-forts du massif des Apennins.

Ici, les grands édifices régissant les domaines viticoles surplombent la plaine, défiant de loin, la chaîne des alpes, fondue aux teintes bleutées de l’horizon.

Eux, trônent, parfaitement élancés d’un appui sur le point culminant la ligne de crête. Ils donnent l’illusion rétrospective que la terre se serait soulevée pour en magnifier les fondations, les convertir en piédestal. L’édifice est savamment disposé de façon qu’à tout endroit d’où on l’observe, une continuité opère avec le vallon.

L’accident géologique est le premier effet d’une composition géométrique autant basée sur le paysage que sur l’architecture .


Les rangées de vignes, parallèles et à distance régulière, épousent la pente, s’arquent chacune du dénivelé. Elles tracent une perspective-courbe dont le point d’achèvement s’évanouit en surplomb de la ligne d’horizon, dans la zone étouffée par l’ombre du bâtiment. Lui, de fait, en est encore un peu plus rehaussé, dominant solennellement ce marqueur artificiel.

Bien qu’ayant été soumis à de nombreuses extensions, il a préservé cette silhouette élancée. Il a poussé à la vertical, tel un arbre, s’est doté de tourelles dont les flèches rendent hommage à la lumière et pointent symboliquement le ciel. 

Mimétisme des cyprès qui à bonne distance les uns des autres sont comme autant de sémaphores verts noirs, jalonnant de l’entrée du domaine jusqu’en son foyer.

L’ensemble forme un tableau si bien composé qu’il maintient à distance, réduit le corps à un œil.


Alors qu’en traversant la France j’ai longé les abords de plusieurs cours d’eau, fleuves, rivières, les circonstances font qu’en Italie je partage la compagnie du seul Po, de l’ouest jusqu’à l’est.

Je vois le fleuve évoluer, une même eau avec laquelle je m’écoule, de modifier en apparence et résister en substance.

Suis je le même destin ?

J’écoute les rêveries de l’eau de Bachelard. J’aimerais mieux connaître la dimension alchimiste des éléments, pourtant, à chaque fois que je m’en suis approché, les formules illuminées, et donc aveuglantes des textes m’ont spontanément enclin à la défiance.


Le cours d’eau juvénile, tumultueux, s’engouffrant habile parmi les pierres a pris du coffre. Désormais placide, ses flancs s’épaississent, il irrigue, s’étend, dispend, végète. Sa silhouette s’est couchée. Au fil du cours aussi, les agissements des hommes à son égard ont évolués. Au départ méfiants vis à vis de son impétuosité, ils le domptent peu à peu, en contiennent l’appétit, en canalise le tracé. Pendant de longues heures j’ai longé les canaux qui, du haut de leurs grandes digues, toisaient la campagne. Les champs de maïs, les allées de peupliers, les rizières sont en contrebas, bouche tendue, à s’abreuver du sein du fleuve. L’ombre est rare, la chaleur lourde, moite, relève les parfums de la terre, odeur d’orge.

Les corps de fermes sont en grande majorité abandonnés, peu d’hommes pour un territoire si vaste et si nourricier.

Les hameaux, adossés à la digue n’ont pas d’horizon, sont des enclaves. Les rues viennent buter sur la dune. Vie isolée, seule l’eau semble passer, rêverie des ailleurs qu’elle suggère. Les lieux de campement sont faciles à trouver.

La meilleure heure pour rouler est entre 18h et 21h. La brise se fait plus fraîche, la fièvre que la canicule avait figé au crâne retombe et je reprends conscience de mon corps. Le ciel a une teinte pastel, gradation de bleu et de rose qui adoucit les contours des éléments de la campagne, les associe à leur ombre.


Le territoire du Po s’est élargi, la plaine est si vaste que je ne distingue plus les Alpes au Nord, ni les Apennins au Sud. Sur mon chemin un homme me suggère de poser mes yeux sur Mantova et Cremona mais c’est Ferrara qui retient mon attention. Il me reste un vague souvenir de l’étude de cette ville. Étude urbaine et cartographique incarnée par l’aura d’un professeur que j’ai profondément admiré.

Mais définitivement, c’est par le chemin des sens qu’une ville livre ses secrets. Il faut l’arpenter pour appréhender le caractère, s’y épuiser et sans doute y laisser altérer sa propre lucidité. Peu à peu les images fabriquées mentalement se confondent à celles fraîchement découvertes. Les tableaux se succèdent, les traits, dans leur prolifération, valident les contours et la vitalité d’une expression.

Par sa terre cuite et terne, Ferrara apparaît comme un caillot retenu dans les méandres du delta du Po. Ombilic de briques repliés sur eux-même, la ville demeure étonnamment discrète, ses murailles affaissées sont cernées d’un vert phosphorescent.


Sur la place étirée du vieux marché il y a un regroupement d’hommes âgés, masqués ils font des tours sur leurs vélos et discutent ainsi par petits groupes. Paisibles, ils tournoient dans cette cage de pierre. La lumière chaude de fin de journée lèche les façades d’une rue, fait rejaillir toutes les aspérités des briques, en révèle les singularités d’agencement. La rue subit une légère inflexion et l’ombre envahit l’ensemble du mur.

J’ai trouvé une petite chambre dans un cloître reconverti, profite le matin de l’ombrage du jardin. Ce modeste cadre végétal serti d’arcades est une petite anomalie dans cet ensemble minéral.

L’ombre des villes italiennes est une ombre franche de pierre, elle prodigue une fraîcheur sèche.


Je m’ennuie un peu, ressens l’appel de la route, le désir des grands espaces. L’aspect lache et permissif de la campagne me manque.

En sortant de la ville, je constate un vent violent qui provient de la mer. À découvert, je me dirige péniblement en direction de Venise.

Les derniers kilomètres sont pénibles. Les axes routiers sont engorgés de camions. La chaleur et le hurlement des moteurs accentuent le côté anxiogène de la route.

Je laisse mon vélo aux portes de la ville. En portant l’ensemble des bagages qui le chargeaient, je mesure à quel point le voyage à vélo est plus commode que la marche.

Venise post-covid est légèrement moins fréquentée. J’ai de toute façon toujours trouvé que cette ville avait beaucoup de recoins où l’on peut profiter de balades à l’écart des touristes. Je me laisse perdre, accélère le pas pour m’interdire de tisser un fil et m’orienter, mon regard se focalise sur des détails pour ne pas mémoriser de chemin, j’arrive à perdre mon nord et être enfin insouciant. Par endroit la lignée de façades n’a pas d’altérité, seulement la ligne d’horizon de la lagune qui vient lécher le quai. Cet ordre qui donne le sentiment de ne pas être clôt, terminé, le rappelle les peintures de De chirico où le vide semble occupé par une absence dérangeante.

Je poursuis l’écoute des rêveries de l’eau de Bachelard que j’entre-coupe d’autres émissions sur les eaux dormantes, Lacan, le mythe de Narcisse, la comtesse de Castiglione.


J’ai l’intuition que des fils tissent ces différents sujets une toile en accord avec Venise. J’ai encore besoin de temps pour en déceler la trame narrative.




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1 Kommentar


hporte44
hporte44
10. Juli 2020

"Je ne disposais pas de ce goût instinctif pour les choses qui caractérise les gens normaux. ... Ce qui comptait c'était, plus que la possession des choses, le souvenir qu'on avait d'elles, le souvenir en face duquel toute possession ne peut, en soi, apparaître que décevante, banale, insuffisante.... Mon désir que le présent devînt tout de suite du passé, pour pouvoir l'aimer et le contempler à mon aise."

Le jardin de-Finzi Contini et le roman de Ferare- Giorgio BASSANI - 1962

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Thomas
Porte
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