Voilà, j’ai quitté la France.
Je l’ai traversée d’ouest en Est, de l’estuaire de la Loire aux sources de la Romanche dans les alpes.
J’ai déjà pu ressentir, alors même que ces régions me sont intimes, les variations, la diversité des paysages. Et même si la modernité uniformise les modalités d’existence, il est encore possible de déceler des appétences que la terre convoque.
Ça a débuté comme ça.
À peine j’avais débarqué mon vélo au pied de l’immeuble qu’un voisin m’apostropha :
« Eh ben, c’est la grande aventure ! »
Il faut dire que mon vélo ne passe pas inaperçu. La monture est robuste, rutilante, fraîchement préparée dans la perspective du voyage. Son centre de gravité légèrement plus bas que la normale se légitime par ses près de 40kg de bagages. Elle me fait penser à une mule, un buffle, un élan, un de ces animaux que l’homme a domestiqué à travers le monde et ses climats. Un de ces animaux d’un dévouement remarquable, capable de prouesses hors normes physiquement et toujours dans l’écoute de leur maître. La forme de l’équipage annonce aller au devant de belles aventures !
Elle me rappelle la silhouette des vélos de hey-bro, lorsque je les avais croisé au Chili. Engins préhistoriques progressant d’un mouvement sûr et lent, forts d’une inertie, puissants et sereins.
J’ai eu plaisir à l’harnacher avec minutie, comme si je m’inscrivais dans le prolongement de gestes ancestraux, ceux où l’on préparait son cheval, où l’on vérifiait s’il était bien ferré. J’inspecte les freins, le dérailleur, la chaîne. Resserrer les sangles, éviter que les bagages aient du jeu, assurer la répartition des poids, permettre d’accéder à l’essentiel.
Tout ce rituel, préliminaire au voyage, l’attention aux détails pour accompagner le mouvement avec sérénité, est déjà une projection des kilomètres à avaler.
Faire que l’on se sente sur la route comme chez soi, que l’anormalité de la charge n’abîme pas sa monture, faire du paysage sa maison pendant de longues journées.
Après avoir salué l’équipe d’ urban Cycle, nous remontons en famille la Loire à vélo.
20km plus loin j’en quitte une partie, puis une seconde après 50km, à l’endroit où se trouve la maison de Julien Gracq. Espérons que ce symbole soit de bonne augure.
La maison est bien évidemment fichée sur les berges de la Loire, légèrement en retrait, observant le fleuve à ce lieu quelque peu en amont de l’estuaire qui évoque de part et d’autre ses ailleurs.
Julien Gracq, écrivain de l’épuisement poétique initié par une attente indéterminée ; l’étrange territoire des avant-postes, déjà trop éloignés d’une capitale et de sa vérité historique, bien plus innervés par les terres qui lient l’horizon et leurs phénomènes géologiques ; écrivain pour qui la faculté créatrice de la rêverie prend le relais sur l’immobilité d’une situation ; le fantasme que génère une ligne arbitraire tendue dans le paysage, jusqu’à ce qu’un individu, soucieux d’aller toucher l’inconnu par ses sens vienne transgresser et ouvrir une brèche.
Comme pour rappeler que la connaissance s’appuie sur deux piliers, l’un intellectuel, l’autre sensible et qu’aucun ne prévaut ni n’empiète sur l’autre.
Aller toucher pour co-naitre.
Je n’ai pourtant jamais réellement apprécié le conflit entre ceux qui revendiquent le voyage physique et ceux qui croient que le voyage spirituel peut devenir un palliatif tout aussi valable. Peut-être déjà parce que ces deux formes coexistent dans les personnages de Gracq. Peut-être également que je redoute la facilité à adopter un autre point de vue que confère l’exotisme.
Mon appétence au voyage se situe plus probablement dans le simple fait d’éprouver l’environnement par un mouvement. Lui associer un engrenage qui, comme un orgue de barbarie, déploie le fil de pensées.
Miroir à la fois physique du moulinet des jambes reproduit par l’esprit qui fait de même avec les mots, les idées, les concepts, cherche parmi eux des correspondances, des harmonies.
Mais aussi, tout naturellement, se laisser happer par le glissement du paysage, cette manière douce dont les éléments proches filent sur ceux plus lointains, le jeu de dissimulation et de révélation.
Je caresse l’épiderme du monde, j’en découvre chaque aspérité.
Comme Aldo, j’ai pris le parti de traverser la ligne arbitraire qui me faisait appartenir à un monde plutôt qu’un autre.
Appelé par le fil de bitume, le chemin de gravier où la ligne d’herbes allongées et jaunies qui traversent le paysage, ma ligne arbitraire me lie à l’horizon.
Ma traversée de la France est un peu empressée. Le retard du départ m’a rendu quelque peu impatient. Je veux avaler les kilomètres. Je m’attarde peu, écris peu, photographie peu. Mais j’écarquille grand les yeux , apprécie sur une journée voire l’environnement se transformer, monter mon campement dans des lieux différents.
Des maraîchers ensablés de l’estuaire aux vallons rocailleux de l’Anjou, des berges aérées de la Loire à celles plus confidentielles de la Vienne, des jardins entretenus de Chinon aux champs de blés roussis par l’été prématuré de la Beauce.
Pour ma première nuit de bivouac, j’ai repéré sur la carte une abbaye située à mi-distance entre deux villages, proche d’un lacet de la Vienne.
On peut débattre des conditions d’existence que choisissent de mener les religieux, il faut leur reconnaître qu’ils mènent leur ascèse dans des sites stratégiquement exposés aux charmes de la nature. Ils substituent la nourriture terrestre au pêché de chair.
Mon intuition se confirme et le lieu s’avère effectivement très agréable . Le cours de la Vienne file doucement. Je m’endors sous un arbre dont l’une des branches les plus basses part à l’horizontale, ploie comme pour mieux border mes songes.
Plus loin, j’entends les poissons clapper à la surface de l’eau et les grenouilles sur la rive croasser.
Le lendemain matin, alors que je prépare mes bagages, je rencontre les pêcheurs qui vont prendre le relais en ce lieu.
Échange simple et amical.
« Il fait quoi , il s’en va ?
Oh mais il ne me gêne pas, il peut rester si il le souhaite. On pourra causer. »
Formule surprenante d’entendre parler de soi à la troisième personne.
Je lui demande si il y a du poisson dans le coin.
« Oh sûr y en a, mais ils sont bien plus malins que nous autres. »
Mon appréhension quant à trouver des lieux secures en France pour camper est déjà dissipée. De l’intérieur des villes les choses paraissent parfois bien plus complexes qu’elles ne le sont en réalité. On projette la méfiance vis à vis des inconnus et surtout on s’imagine un territoire bien plus maîtrisé et réglementé qu’il ne l’est. La campagne à cette qualité d’échapper à l’attention permanente et administrative, elle permet un retour aux sources, un contact immédiat avec la terre. Elle nous responsabilise dans le rapport que nous avons à entretenir avec la nature ce qui fait un bien considérable.
Ce que Tocqueville écrit de la démocratie, il aurait pu l’écrire des villes. À trop y végéter nous oublions le contrat induit entre ces murs.
À partir d’Issoudun, le paysage marque une nouvelle rupture. Les cours d’eau ne sont plus les acteurs principaux qui compagnonnent les chemins. On ne repère plus leur sillage franc qui creusait sur la terre plate un lit épais d’où ils s’écoulaient langoureusement.
Ils sont cette fois retranchés en contrebas et fluets, dissimulés parmi les arbustes. Parcours accidenté de l’Esves qui se heurte et sillonne dans les recoins du Berry et de l’Allier.
Les villages, les maisons, les pierres diffèrent.
J’ai abandonné les blocs blancs et précis de Touraine, les jardins minutieusement délimités par de nobles murs en pierre colonisés par les glycines.
Désormais les habitations sont de grands corps de ferme, ensembles conglomérés soumis aux caprices des modes, amoncellements d’effets, d’ornements de briques ternes répondant aux vicissitudes du temps, aux opportunités. Maquillage aux couleurs surannées, agencements hétérogènes, il s’en dégage une saveur mélancolique qui témoigne du passage des époques.
Chaque lieu est chargé de désuétude. Par ce manque de recul pris, il fait naître un attachement.
Les arbres fruitiers règnent dans les cours, dans les jardins, les cerisiers bien garnis font tournoyer au dessus d’eux les corneilles.
Je désespère de ne trouver sur mon chemin aucun stand où acheter les fruits que l’été fait rougir. De part et d’autre de la route, les jardins sont des garde-manger insaisissables, emprisonnés dans des filets, surveillés par des chiens que la vue d’un cycliste excite et fait hurler joyeusement.
Dans la région du Morvan, le climat se détériore, les collines retiennent de leur végétation épaisse les nuages humides et bas. Sous le regard perplexe des vaches blanches qui ruminent leur herbe dense, je roule malgré tout, la tête rentrée dans les épaules, le corps recroquevillé. J’observe, démunis l’eau ruisseler sur mes vêtements, sur mes sacs. Je ne peux plus m’arrêter pour vérifier l’étanchéité de l’ensemble, il faut se faire confiance.
Sans véritablement prendre la mesure de la campagne qui m’entoure, Je rejoins Roanne trempé et ressens un froid abominable au doigt que je m’étais ouvert quelques mois plus tôt. Il a gardé une sensibilité particulière et une intolérance au froid.
Je décide de rejoindre Lyon prématurément où je m’arrête quelques jours.
Je retrouve quelques kilomètres avant d’arriver à Grenoble, la porte formée par le pincement du plateau du Vercors et le massif de la Chartreuse. Cette brèche qui laisse entrevoir la plateforme grenobloise a le paradoxe du seuil, qui à la fois invite et retient. Première sensation d’Alpes, j’ai plaisir à reconnaître les silhouettes des montagnes que j’ai tant observé pendant mes études d’architecture dans cette ville. Elles sont comme de vieilles connaissances pour tout grenoblois puisque leurs versants familiers répondent incessablement aux perspectives des rues. En été, elles entrent indirectement dans la ville par un jeu de dépression du versant ombragé à celui exposé au soleil et confèrent une brise de fin d’après-midi salvatrice.
Je n’étais pas revenu depuis si longtemps que je m’offre un circuit nostalgique dans les rues pavées de la vieille ville entre la place aux herbes et le jardin de ville.
Le vélo a trouvé une certaine aisance sur les routes dégagées de campagne. Mais dans l’entremêlement de ruelles chargées de mobilier il redevient cet animal anormalement gauche qui tâtonne et se ballotte. J’accueille avec complicité cet handicap qui me le rend d’autant plus attachant, il est à cet instant fragile comme l’albatros baudelairien.
Il me rappelle aussi que l’aventure n’est pas composée que de séquences de réussite, de moments extraordinaires, elle contient aussi ses petits malaises tout à fait ordinaires, des temps d’inadaptation, d’adversité où affronter la raillerie.
Je quitte Grenoble en direction de Vizille puis bourg d’Oisan, Briancon.
Les Alpes se dressent comme une muraille. Je lève la tête, cherche au loin une faille où la route s’engouffrerait. Mais cette fois il n’y a plus d’esquive, il n’est plus possible de contourner les versants abrupts, il faut franchir l’obstacle dans sa grande verticalité.
Je vois les véhicules gravir difficilement lacet après lacet la pente abrupte de la montagne. Les moteurs des camions bourdonnent.
Petit plateau, armé de patience, je mouline, franchis un palier, un second, un troisième, j’observe déjà l’altitude prise, fier des virages laissés derrière moi.
Je dépasse le col du lautaret, proche du galibier et atteins le lendemain Montgenevre.
Sur mon passage, je laisse des noms emblématiques, cols mythiques du tour de France, stations de ski.
Je n’ai pas souvenir avoir peiné physiquement. Je crois m’être habitué lors de mes précédents voyages, à affronter des parcours plus exigeant moralement.
L’excitation de quitter enfin la France et l’étourdissement dût à l’effort ont fait le reste.
Nous, on était content de te voir à Lyon et impressionné par ton beau projet!
« J'étais à mi-chemin de la traversée de l'Amérique, sur la ligne de partage entre l'Est de ma jeunesse et l'Ouest de mon avenir. »
Jack Kerouac - Sur la route - 1957